Un placard. Oui, elle est « mise au placard » … « Une bonne nouvelle la suite » suite de la nouvelle "Bleu d'Elsa", signée Solange Schneider pseudo Zalma...
Le rôti est sur la table. Elsa se dit qu’ils mangent à leur faim, au moins pour le moment. Lui pose une tranche de viande cuite dans son assiette en porcelaine au liseré bleu… Elle cache sa main sous la table, ne veut pas qu’il le voie, son bleu, celui qu’elle s’est fait cet après-midi au travail, et parle de Clarisse :
Elsa ne veut plus penser à la scène qui a eu lieu, le mois dernier.
Pourtant, elle ne peut s’empêcher de revoir jusque dans ses rêves et ses cauchemars le sourire mielleux de sa supérieure hiérarchique.
Cet horrible sourire qui accompagnait les paroles fielleuses, un sourire de femme sûre d’elle, un sourire de Responsable des Ressources Humaines, au salaire enflé comme les yeux d’Elsa, à force de pleurer.
Et elle, désarçonnée, le fard à paupières bleu ciel en train de couler, ne pas se laisser aller, croire à tout prix que « ça s’arrangera ». C’est ce qui la tient debout, l’idée que ça puisse s’arranger un jour, et qu’une main chaleureuse la ramène dans l’open space, comme avant, bien au chaud au milieu des rires et des bruits feutrés des stylos qui tombent sur la moquette.
Alors elle résiste, Elsa, autant qu’elle peut… Ne pas claquer la porte en hurlant, ne pas s’enfuir, elle se mettrait en tort, encore plus, elle ne sait pas de quoi. Mais oui, ça pourrait être pire, perdre son emploi…
Alors elle continue, à parler de Clarisse et de sa vie au bureau, comme avant… Elle se demande jusqu’où mentir, et jusqu’à quand…
Non, Karim ne le sait pas. Il est loin de sa vie, mais il sourit :
Elsa prononce ce mot « open space » avec du velours dans la voix, tant elle veut croire qu’il existe encore, avec elle à l’intérieur, et non tel un mirage devant lequel elle passe tous les matins avant de devoir s’enfermer dans le minuscule bureau sans fenêtre qu’on lui a alloué depuis des mois, de longs mois à ne rien pouvoir faire, derrière un vieil ordinateur vétuste...
Un placard. Oui, elle est « mise au placard ». Une punition quotidienne qu’elle n’a toujours pas comprise. Une absurdité. Alors, Elsa continue à babiller, pour donner le change et tenter d’oublier.
Karim ne répond pas, il n’entend pas, n’écoute plus, perdu dans ses pensées. Il ne sait pas s’il doit lui dire, ce qui s’est passé aujourd’hui. Il a peur, peur d’inquiéter Elsa, peur de l’avenir… Alors sans trop savoir pourquoi, peut-être pour la rassurer, il dit :
La nouvelle explose dans le cœur d’Elsa comme une vague folle. Elle soupire de soulagement. Si Karim est promu, elle pourra enfin claquer la porte de son cloaque, lui raconter ce qu’elle endure jour après jour. Car jusque-là, elle n’a pas osé… Mais si Karim signe un contrat fixe, alors tout sera différent.
Est-ce qu’il lui doit la vérité ?
Lui dire qu’il ne l’aura jamais, ce contrat définitif ?
Est-ce qu’il doit dire ce qu’il a entendu, en prenant sa pause ce matin ?
Il a vu les yeux torves de Robert, sa bouche grimaçante, sa large face rougeaude : un masque malfaisant. Puis il a entendu « sale bougnoul », ce n’était pas la première fois.
Mais ce matin était gris, son poing a réagi plus vite que sa raison. Ensuite, il a été convoqué dans le bureau du directeur : trois jours de mise à pied. Il a tenté d’expliquer, Karim, mais face à lui, un visage fermé et cette voix dure qui lui a répondu : « Je n’ai rien entendu… et puis, je ne suis pas là pour régler vos problèmes de susceptibilité.
Il faut vous intégrer, Karim ! Ça fait vingt ans que Robert travaille chez nous, alors, ce n’est pas un petit intérimaire qui va dicter sa loi ! ».
Les paroles tournent en boucle dans la tête de Karim : s’intégrer comment ? S’habituer à quoi ? Aux humiliations, aux insultes quotidiennes ? Sûrement pas.
Mais il a honte, et il a peur. Oui, une vraie peur au ventre. Peur de perdre Elsa et son emploi, en plus de la maison qu’ils ont achetée, avec un prêt sur vingt ans… Alors il se tait.
Tous deux sourient, Elsa apporte le dessert, une tarte aux fruits qu’elle coupe et pose dans les assiettes. Puis, elle met la machine à café en route, elle crache le liquide brun. Tout à l’heure, elle ira dans la cave pour y chercher une bouteille de champagne, celle qu’ils n’ont pas bue au Nouvel An, celle qu’elle a gardée précieusement pour fêter quelque chose de beau, enfin une bonne nouvelle…