Lundi bleu, jour noir
SEMAINE 1
« Le virus mute, il est dangereux. Je reste chez moi, je sauve des vies ».
Le panneau est énorme, elle ne peut pas le manquer. Et puis, de toute façon, ça fait des semaines qu’on parle de ce virus partout : à la télé, à la radio, dans la presse, sur les réseaux sociaux. Une inondation. Voilà, c’est pire qu’une baignoire qui déborde, pense Clarisse en sortant de la salle de bain.
Elle n’est pas étonnée qu’on en arrive là aussi, en France : à fermer les frontières, et puis les magasins, les restaurants, jusqu’à interdire de sortir de chez soi, à moins d’avoir une bonne excuse, comme faire ses courses ou promener son chien. Et encore, pas plus loin qu’un rayon de cinq-cents mètres autour de sa maison.
« Ça ne va pas être facile », se dit Clarisse.

Pour la première fois, elle regrette : de n’avoir pas loué une maison avec un petit jardin, de n’avoir pas adopté un chien qu’elle aurait plus promené… Au lieu de ça, elle va devoir rester cloîtrée dans son appartement de trente mètres carrés qu’elle a acheté, pour « investir dans la pierre », ainsi qu’on le lui a conseillé, au moment où elle a hérité d’un petit pécule.
Non, ça ne va pas être facile…
SEMAINE 2
Ça l’étonne, mais finalement, ce n’est pas si dur ! Il suffit de s’organiser : faire ses courses en une seule fois, un masque vert posé sur le visage, et vite rentrer pour se mettre à l’abri.
« Le virus mute, il est dangereux. Je reste chez moi, je sauve des vies ». Clarisse a soixante ans, elle ne veut pas finir à l’hôpital, intubée, couchée sur le dos, puis sur le ventre, un respirateur la maintenant en vie. Elle reste chez elle, c’est plus sûr, et puis ça ne durera pas si longtemps… quelques semaines, tout au plus.
Elle écoute la radio, allume ensuite la télévision : les images de ces corps entassés dans les hôpitaux la frappent de plein fouet.
Clarisse se lave les mains, applique ensuite un produit antiseptique et se relave les mains, ouvre le frigidaire, essuie la poignée, sort un yaourt, saisit une cuiller et mange avec précaution.
SEMAINE 3 :
Mardi :
Le téléphone sonne. Ça l’étonne que quelqu’un pense à elle, songe à l’appeler. Depuis qu’elle est à la retraite, on ne l’appelle plus. Ses anciennes collègues prenaient de ses nouvelles, au tout début. Et puis, de moins en moins, jusqu’à espacer les contacts.
Clarisse ne connaît pas le numéro qui s’affiche sur l’écran, elle hésite à décrocher. Sa vie défile sous ses yeux en une fraction de seconde, comme ces personnes qui frôlent la mort : elle pense à sa mère décédée, à sa sœur internée, à ce lundi bleu, si lumineux, ce jour où elle a été embauchée par Georges. Au départ de Georges pour les Etats-Unis, tandis qu’elle restait dans la même entreprise de fabrication de cidre normand.
Est-ce que Georges pense encore à elle ? Se pourrait-il qu’il ne l’ait pas oubliée, après toutes ces années ? Se pourrait-il qu’il ait enfin… divorcé ?
Clarisse prononce le mot « divorcé » à voix haute. Georges lui avait interdit de seulement y songer, alors, en parler… oser dire le mot !
Elle pense qu’elle a été idiote de se soumettre à ce diktat, mais elle était si jeune à l’époque ! Et puis, ce n’était pas comme aujourd’hui : Georges pouvait bien la séduire et devenir son amant, quand bien même il avait été son chef de service durant de longues années…
Si c’était lui… ?
Au moment où Clarisse décroche, la sonnerie se tait.
Elle se dit qu’elle rappellera.
Vendredi :
Clarisse n’a pas rappelé, mais le numéro mystérieux est resté dans la mémoire du téléphone.
Elle a l’enregistré en indiquant : « Georges ??? ». Comme ça, s’il rappelle, elle saura que c’est lui. Enfin, peut-être lui, elle n’est sûre de rien.
Dans l’atmosphère confinée de son petit appartement qui sent l’orange coupée restée sur la table, après le déjeuner, Clarisse pense à Georges. Tout le temps.
Elle ne peut pas s’en empêcher, et puis, ça se comprend : elle est si seule, depuis qu’elle a quitté l’entreprise, et ces histoires de confinement obligatoire n’arrangent rien. Avant, elle pouvait encore échanger quelques mots avec la caissière du grand supermarché de son quartier, aller dans les boutiques de la ville pour acheter une babiole, se promener, se changer les idées…
À présent, il n’y a que ces quatre murs, les rideaux affreux aux motifs d’oiseaux qui pendent aux fenêtres et que Clarisse ne supporte plus.
D’un geste brusque, elle les enlève, arrachant le tissu par endroits. De toute façon, ils ne cachent pas grand-chose, et puis, il n’y a plus personne dans les rues… parce que le virus tue.
« Le virus mute, il est dangereux. Je reste chez moi, je sauve des vies ».
Est-ce que Georges est rentré en France ? se demande Clarisse en remontant le drap sur ses épaules, juste avant de s’endormir…
SEMAINE 4
Lundi :
15 heures :
« Le virus mute, il est dangereux. Je reste chez moi, je sauve des vies », et Clarisse n’en peut plus.
Elle n’en peut plus de ne ressembler à rien, quand elle se regarde dans le miroir : elle voit une femme qui paraît sans âge, avec deux centimètres de racines de cheveux grisonnants. Normal, puisqu’elle ne peut plus aller chez la coiffeuse, les salons sont fermés, tout est fermé d’ailleurs, sauf sa boîte à souvenirs qui déroule sans fin des images d’amour et de baisers, du moins, c’est ce qui reste dans sa mémoire, le reste s’est effacé depuis longtemps : l’enfant dont Georges ne voulait pas parce qu’il était marié, et qu’il en avait déjà deux, une fille et un garçon.
Clarisse a oublié ce matin gris où elle est entrée à la clinique pour en ressortir deux jours plus tard, pâle et fiévreuse, le ventre vide…
Elle préfère se souvenir de ces moments volés, cet extraordinaire voyage qu’il lui avait offert : cette plage si douce, les cocotiers et puis le ciel si pur et l’eau turquoise…
Elle tremble un peu, quand sa main saisit le téléphone, caresse l’écran, et puis, cherche dans la mémoire. La liste des contacts se déroule, A : Assurance, B : Bricorama… D : Dentiste, Dermatologue… E : Electricien, Elvire… F : Fleuriste, G : Garage, Georges ???, Gynécologue…
Une légère pression de l’index sur « Georges ??? », le cœur de Clarisse bat à tout rompre : vingt ans. Vingt longues années de silence sans se revoir, sans se parler…
Oui, vingt ans.
15h 15 :
Elle ne reconnaît pas sa voix : elle semble plus rauque, pour tout dire, différente…
Un simple mot, si banal : « allô ? » et Clarisse tremble de tous ses membres.
Elle raccroche, comme une idiote. Elle s’en veut aussitôt, se dit qu’elle rappellera à moins que lui ne le fasse.
16 h :
Il n’a pas rappelé.
Clarisse ouvre la fenêtre de sa cuisine, débarrassée du rideau laid. Elle respire l’air transparent, regarde la rue déserte, à l’exception de la minuscule épicerie où les clients attendent sur le trottoir, laissant un espace d’un à deux mètres entre eux.
Clarisse marmonne ce qu’elle entend à longueur de temps dans les médias : « Le virus mute, il est dangereux. Je reste chez moi, je sauve des vies ».
Elle referme la fenêtre, regarde la coupe de fruits qui trône sur la table en bois blanc : il reste une pomme brunie et une banane trop mûre. Clarisse fixe les taches noires de sa peau épaisse, pense qu’il est urgent qu’elle revoie Georges avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’elle ne ressemble à ce fruit décidément trop vieux. Ce fruit qui répand son odeur aigrelette dans toute la cuisine.
Bien sûr, même si Georges a divorcé, ils ne pourront pas reprendre leur histoire là où ils l’ont laissée… Et puis, elle est trop vieille à présent, pour avoir des enfants. Mais pas trop vieille pour l’aimer encore à la folie, pour l’aimer comme avant…
20h 30 :
Elle dîne d’un potage, d’un morceau de fromage et finit par la vieille banane : autant la consommer avant qu’il ne soit trop tard.
Clarisse en ôte les morceaux de chair brun foncé et trop sucrée, il reste quelques rondelles claires et comestibles.
Elle mange le fruit avec ses doigts, les léchant un à un comme une enfant.
Avant le repas, elle s’est lavé les mains ainsi que le recommande le Ministère de la Santé : avec du gel hydroalcoolique et du savon. Longuement.
La télévision est allumée, et c’est le même discours qui défile, commentant les mêmes images de catastrophe. Cette fois-ci, c’est une équipe de soignants d’un hôpital situé à Mulhouse qui crie en chœur : « Le virus mute, il est dangereux. Restez chez vous ! »
Au fond, Clarisse les plaint : ce doit être dur de travailler dans ces conditions, au milieu des couloirs où le virus circule sans aucun doute, l’impression que la mort rôde à chaque pas, dans chaque bouche qui s’ouvre pour parler ou qui s’éteint parce qu’il est trop tard…
23h 30 :
Incapable de trouver le sommeil…
La certitude qu’il faut rappeler Georges. Demain.
Mardi :
15 heures :
Elle a choisi la même heure qu’hier, comme ça, il saura que c’est elle.
Dès qu’il décroche, elle dit très vite :
- Georges, c’est moi !
Elle a chuchoté dans l’appareil, mais il a très bien entendu. Il répond :
- Qui ça, moi ?
La sueur coule le long de son dos, elle répète :
- C’est moi, Georges !
Elle ne sait dire que ça. Elle devrait ajouter son prénom, mais il a dû reconnaître sa voix. La sienne a changé, on dirait qu’il a un accent, sans doute ses longues années passées aux Etats-Unis…
- Je ne comprends pas, madame. Je suis désolée.
C’est comme un coup de massue, il ne l’a pas reconnue. C’est pourtant lui qui l’a appelée en premier, non ? Elle le lui dit :
- Tu m’as appelée, Georges. La semaine dernière…
Il y a un silence, un silence qui ressemble à un gouffre soudain, sous ses pieds, le vide.
Mardi dernier, elle ajoute…
Ça cogne tellement fort dans sa poitrine, elle a l’impression que ça va exploser : vingt années de pleurs et d’espoirs contenus, retenus à en pleurer chaque soir dans son lit muet, les draps froids et froissés de larmes. Oui, vingt ans de souvenirs caressés en sanglotant, mais peut-elle le lui avouer ?
Elle a si peur qu’il raccroche, la laisse à nouveau seule dans son brouillard de larmes salées. Alors, elle murmure à nouveau :
- C’est Clarisse, Georges !
La voix semble venir de loin, mais elle l’entend quand même :
- Vous devez faire erreur, madame…
Mercredi :
Depuis hier, Clarisse a l’impression d’être folle. Comment a-t-elle pu se tromper à ce point-là, être persuadée qu’il s’agissait de Georges ?
Est-ce le confinement qui la folle ? Cette phrase répétée à longueur de temps : « Le virus mute, il est dangereux. Restez chez vous ! »
Elle ne voyait déjà pas grand monde avant, mais là, c’est pire. L’association « Portez-vous bien » dont elle est membre depuis deux ans, vient de fermer ses portes pour une durée indéterminée. Les réunions hebdomadaires permettaient d’échanger des idées pour se porter bien, de parler de recettes de cuisine, de cours de yoga, du dernier livre lu…
Elvire, qui dirige l’association, a pris de ses nouvelles, en début de semaine, mais Clarisse n’oserait, pour rien au monde, lui raconter ce qu’il lui arrive avec Georges. Ou plutôt, avec cet homme qui l’a appelée, qu’elle a rappelé et qui n’est pas Georges. Mais un inconnu. Juste un inconnu qui s’est trompé de numéro.
Un inconnu qui est entré dans sa vie par effraction, sans se douter une seule seconde de la tempête qu’il allait déclencher. Un inconnu qui dort sans doute paisiblement, tandis qu’elle cherche désormais le sommeil toutes les nuits. Sans le trouver.
Jeudi :
Elle voudrait rappeler, mais pour dire quoi ? Dire qu’elle est désolée, après tout, pourquoi pas ? Elle pourrait rappeler et s’excuser.
Clarisse pense à ça, en se savonnant sous la douche. En palpant sa chair un peu trop molle mais pas encore tout à fait flétrie. Qui sait ?
Il faudrait qu’elle arrange ses cheveux, bien sûr, même si elle ne peut pas camoufler ses racines grises, mais au moins se coiffer pour qu’on ne les voie pas trop. Et puis se maquiller un peu, juste du rose sur ses joues, un soupçon de rouge à lèvres corail, un trait d’ombre à paupière. On lui a souvent dit qu’elle est « une jolie femme qui ne fait pas son âge », alors pourquoi pas ? Si elle décidait d’oublier Georges, une bonne fois pour toutes ?
Évidemment, ils ne pourraient pas se rencontrer avant la fin du confinement, à moins de se donner rendez-vous devant l’épicerie, en bas de chez elle. Mais quel intérêt de se rencontrer si c’est pour laisser deux mètres de distance entre eux ?
SEMAINE 5 :
Lundi :
14 heures :
Finalement, elle n’a pas rappelé, n’a pas osé.
Clarisse patiente dans la file, relit la liste des ingrédients qu’elle doit acheter en une seule fois, tâte la poche de son imperméable, vérifie que s’y trouve bien son « attestation de déplacement dérogatoire », dûment complétée, ainsi que sa pièce d’identité. Elle ne voudrait pas devoir payer 135 euros d’amende, ainsi qu’ils l’ont montré à la télé, ce week-end.
Elle entend tousser, sursaute : c’est la femme âgée qui patiente devant elle. Clarisse espère qu’elle n’a pas attrapé ce virus épouvantable, qui conduit à la mort en quelques jours. Elle regrette presque d’être allée faire ses courses aujourd’hui, mais le frigidaire était vide, les placards aussi, à part un reste de farine, du sucre, et trois boîtes de haricots verts.
15 heures :
Il a fallu patienter dehors, et encore patienter parce qu’on ne peut plus se servir soi-même à présent. Pour des raisons d’hygiène. Clarisse a donc dû énumérer la longue liste des ingrédients qui lui sont nécessaires, avant de pouvoir enfin voir son cabas rempli, et passer à la caisse.
Au moment où elle sort sa carte bancaire, la sonnerie du téléphone retentit, tel un cri strident. Un appel qui vient rompre sa solitude et les jours qui se suivent, invariablement gris, collés les uns aux autres.
Clarisse paye à toute allure, quitte l’épicerie et sort le portable de sa poche, immobile sur le trottoir, la respiration presque coupée quand elle voit le nom qui s’affiche : « Georges ??? ».
Presque incrédule, elle lit : « Votre correspondant a laissé un message vocal ».
15h 10 :
Le cabas gît dans l’entrée, une partie des courses sur le sol, les pommes de terre ont roulé sur le bois ciré…
Les doigts de Clarisse tapotent à toute allure pour accéder au message. Enfin, elle entend la voix, la même que l’autre jour, celle qu’elle avait prise pour Georges. Mais l’accent est marqué, beaucoup plus marqué… :
- Bonjour madame. Vous m’avez téléphoné mardi dernier, vous cherchiez Georges, c’est cela ? Pouvez-vous me rappeler dans la journée, s’il vous plaît ?
Clarisse est désarçonnée. Bousculée, partagée entre la curiosité et l’envie de prolonger ce moment où tout est possible, cet espoir fou. L’idée que l’homme sait quelque chose au sujet de Georges, qu’il va la mettre en lien avec lui.
15h 30 :
Clarisse a rangé ses emplettes : légumes dans le bac du frigidaire, beurre et fromage sur les étagères, fruits déposés dans la coupe sur la table, paquets de riz et de pâtes dans les placards…
Et surtout, elle a lavé ses mains, en comptant et en savonnant longuement, parce que « le virus mute, il est dangereux ».
Elle se demande si l’amour est comme un virus, aussi dangereux, s’il peut tuer, mais elle connaît déjà la réponse : oui, l’amour a failli la tuer.
Elle voudrait bien qu’il mute, mais pour devenir moins dangereux.
Elle va rappeler « Georges ??? », tout à l’heure…
15h 40 :
Elle se recoiffe, avant de téléphoner, comme si « Georges ??? » allait pouvoir la voir…
Enfin, on ne sait jamais, tout est possible, à l’heure actuelle. Clarisse a entendu parler de « Face-Time », mais ne s’en est jamais servi…
Elle peint ses lèvres minces couleur corail, place des boucles d’or et de diamant dans ses oreilles percées, se regarde sans se trouver jolie, mais pense que tout de même, pour son âge, elle n’est pas si mal conservée ! Georges est plus âgé, elle se demande à quoi il peut bien ressembler, mais quelle importance puisque ce n’est pas Georges qui l’a appelée, tout à l’heure…
16 heures :
Elle inspire, expire, se sent enfin prête à entendre la voix, cet étrange accent :
- Merci de m’avoir rappelé, dit l’homme immédiatement.
Il l’a reconnue, sans doute a-t-il lui aussi entré son nom dans la mémoire de son portable. L’accent est bel et bien américain, mais ce n’est pas Georges.
- J’ai quelque chose à vous remettre, de la part de Georges.
Clarisse pense qu’elle a mal entendu, mal compris, ou alors, l’homme se moque d’elle. Elle s’assoit, blême, bredouille :
- Mais… vous n’êtes pas… Georges, non ?
Il répond immédiatement :
- Je ne suis pas Georges, Clarisse… Vous êtes bien Clarisse ?
Elle n’aurait pas dû lui dire son nom, mais est-ce qu’elle pouvait deviner que cet homme allait se moquer d’elle ?
- Teddy… je m’appelle Teddy… Je suis le fils de Georges.
Quelque chose chavire tout à coup. Teddy… bien sûr, Georges lui parlait souvent de son fils, avant de partir aux Etats-Unis. Au moment de son départ, Teddy avait six ans…
- Vous m’entendez, Clarisse ?
Teddy… Clarisse se souvient très bien de la photo de ce petit garçon aux boucles blondes…
- Clarisse… mon père a laissé une lettre pour vous, à ouvrir après son décès. Alors, je voudrais vous la remettre. En mains propres, si possible.
Clarisse n’entend que ces mots : « après son décès ». Ils résonnent en elle avec violence, menacent de la faire chavirer. Elle se trouve soudain au milieu d’une mer déchaînée, le navire va couler… Elle répète stupidement :
- Après son décès… il… il est… mort ?
Un court silence, et Teddy répond :
- Le virus l’a emporté il y a un mois, Clarisse.
Les mots martèlent sa tête, menacent de briser sa raison : «Le virus mute, il est dangereux. Restez chez vous, sauvez des vies… Le virus mute, il est dangereux. Restez chez vous, sauvez des vies… Le virus mute, il est dangereux…»
SEMAINE 6 :
Mardi :
Clarisse a l’impression de traverser les jours dans un état de stupeur folle.
Ils sont convenus de se rappeler dès la fin du confinement pour se voir, se rencontrer… pour que Teddy lui remette la lettre, aussi.
Elle se demande ce qu’elle contient, ce que Georges lui a écrit… Oui, elle est dévorée de curiosité à l’idée de ces mots qu’il lui a légués… à défaut d’être là. Puisqu’elle ne le verra plus. Plus jamais.
Elle prend une feuille de papier, y trace au feutre ces mots définitifs : « PLUS JAMAIS », en grosses lettres multicolores. Ça lui rappelle les cours de calligraphie qu’elle prenait, il y a quelques années, parce qu’il fallait bien faire quelque chose, et parce qu’une collègue lui en avait parlé, en prenait elle-même.
Alors, Clarisse avait décidé que la calligraphie était une activité convenable, en attendant Georges, pour occuper les longues soirées pleines de son vide. Une façon à elle de tisser sa toile, non pas telle un arachnide, mais plutôt comme Pénélope tissait sa tapisserie… enfin, l’image que Clarisse s’en faisait, une histoire tissée d’attente et d’espoir, une histoire romantique, au fond…
Clarisse a hâte de rencontrer Teddy, de lire la lettre…
Elle a hâte que le confinement s’achève enfin.
Vendredi :
Clarisse s’observe sans concession : le miroir renvoie l’image d’une femme qu’elle n’aime pas, une femme qui ressemble à sa mère… Sa mère qui avait deviné que ce qu’il se passait, sa mère qui la pressait de rompre : « qu’est-ce qu’il peut bien t’apporter à part gâcher ta vie ? », et puis elle ajoutait en haussant les épaules : « franchement, je ne vois pas ! », avant d’assener phrase finale : « tu devrais l’envoyer promener ! »
Oui, « l’envoyer promener… ». Clarisse y avait songé plusieurs fois, mais même un chien se promène rarement seul, et on ne sait parfois pas, qui du maître ou du chien, tient la laisse.
« L’envoyer promener… », comme si c’était facile !
SEMAINE 7
Lundi :
Depuis hier, les cafés ont rouvert.
Ils se sont donné rendez-vous au « Bar de l’ange vert », dans son quartier. Il a pris le métro pour s’y rendre.
Ils sont face à face, à présent : les yeux de Clarisse ne lâchent pas les siens, tant il ressemble à son père. Oui, c’est Georges au même âge, enfin pas tout à fait, mais presque…
Tout s’embrouille dans sa tête, elle a l’impression de remonter le temps, mais non, ce n’est pas Georges, c’est elle qui a vieilli, et lui… enfin, presque lui, ce sont ses gènes !
Elle avale une gorgée de liquide vert et frais. L’odeur de menthe envahit son nez, pique son palais. Elle boit encore un peu, pense qu’à un fil, Teddy aurait pu être son fils… alors elle plonge à nouveau dans la menthe glacée au goût d’alcool, commande un autre verre. Et puis, d’une voix timide, finit par demander :
- Vous avez… la lettre ?
Il ne répond pas tout de suite, alors elle répète :
- La lettre dont vous m’avez parlé… la lettre de votre père… de Georges ?
Teddy semble gêné, tout à coup. Sa masse imposante se tortille légèrement sur la banquette du café, un rayon de soleil oblique dessine un trait étrange sur sa joue rose. D’ailleurs, tout est étrange aujourd’hui : sortir boire un verre de menthe au rhum blanc, après être restée confinée durant de longues semaines… ce soleil presque violent qui frappe la terrasse du bar où les tables sont alignées « en respectant les distances de sécurité »…
Et puis, Teddy, qui ressemble à Georges comme deux gouttes d’eau, en plus grand, plus massif. Il a quelque chose d’américain qui rappelle les Appalaches, les grands lacs et les étendues sauvages…
Clarisse n’ose pas répéter sa question pour la troisième fois, elle attend qu’il se mette à parler, qu’il lui explique pourquoi il ne lui donne pas la lettre, ou alors qu’il lui dise au moins ce qu’elle contient !
Il ouvre enfin la bouche, elle se raidit :
- Je suis désolé, Clarisse…
Elle se demande de quoi, désolé de quoi ? Teddy lui a annoncé la mort de son père, alors de quoi peut-il être désolé ? « Qu’est-ce qui peut être pire que ça ? » se demande-t-elle, en remontant son masque blanc sur son visage.
Ils ne ressemblent à rien, avec ces masques inutiles puisqu’ils ne cessent de les monter et de les baisser pour manger ou boire. Elle tend sa main vers l’assiette de cacahuètes, en pioche une poignée, se demande quelle hygiène peut bien s’appliquer là ? Quel « geste-barrière » pour ne pas avaler les microbes et peut-être les virus qui traînent sur les petits fruits beiges salés, décortiqués ? Elle repose avec colère la poignée de cacahuètes et demande en criant :
- Vous êtes désolé de quoi, Teddy ?
Elle voudrait se lever, le gifler ou le sommer de parler. Parce que ça fait des années qu’elle attend : un signe de vie, une carte postale, un mail, un appel, le son de sa voix…
Oui, ça fait des années que Clarisse attend Georges. Alors elle se dit que si quelqu’un a le droit d’être désolé, c’est elle. Pas son fils. Ni sa mère, ni qui que ce soit d’autre.
21 heures :
Clarisse ne décolère pas. « Déconfinée ». C’est le mot qui s’impose à elle, le mot qui convient. Ce n’est pas seulement la France qui sort du confinement, mais elle aussi : sa colère sort du confinement.
Debout dans la pénombre du salon, elle revoit la scène qui s’est déroulée cet après-midi, après que Teddy a ajouté :
- Je n’ai aucune lettre à vous remettre, Clarisse… je voulais simplement savoir de quoi vous aviez l’air…
Elle se revoit bondir :
- Comment ça, « de quoi j’ai l’air » ?
Et Teddy de répondre à voix basse, avec son accent américain :
- Juste savoir quel visage vous aviez… vous étiez la maîtresse de mon père, non… ?
Ce mot, comme une gifle : « maîtresse ». Pas une maîtresse d’école, non, bien sûr que non ! Le même mot que sa mère employait quand elle disait : « tu n’en as pas assez d’être sa maîtresse, Clarisse ? »
Au moment où elle s’est levée, elle aurait pu jurer que Teddy tremblait. Elle s’est penchée vers lui, presque menaçante :
- Voilà, vous voyez à quoi je ressemble !
Et juste avant de partir, le doigt pointé vers lui :
- Ne cherchez plus jamais à me revoir, vous m’entendez ?
21h 15 :
Clarisse ouvre une bouteille de rhum blanc, ajoute un trait de menthe, du sucre et deux glaçons, avale le verre en deux gorgées. Et murmure : « à quoi je ressemble… ? » En un rire triste, elle dit encore : « à rien ! »
De rage, elle jette le verre qui se fracasse sur le carrelage, le sucre colle au verre brisé.
21h 30 :
Penchée au-dessus du verre brisé, Clarisse ramasse les morceaux, les pose dans un sac qu’elle jettera dans la poubelle, tout à l’heure. Une goutte de sueur glisse sur son front, de l’eau tiède et salée. L’air est moite et chaud, en ce début d’été. La sueur se mêle aux larmes.
21h 45 :
L’eau fraîche coule sur sa peau nue, le bruit de l’eau la réconforte, une cascade familière.
En se séchant, Clarisse repense à cette émission télévisée montrant des couples qui s’étaient formés « sur le tard » grâce à un site de rencontres en ligne. « Comme quoi, tout peut arriver, il suffit d’y croire ! » avait claironné l’animateur.
Elle se dit que l’animateur maigrichon a peut-être raison. Et si elle tentait sa chance, à son tour ?
En se couchant, cette phrase tourne dans sa tête : « Cent pour cent des gagnants ont tenté le jeu, il n’est peut-être pas trop tard ! »
Alors cette nuit, les rêves de Clarisse sont bleus, avec des lumières allumées un peu partout comme autant d’étoiles brillantes.
Demain sera un jour multicolore, parce qu’elle le veut, Clarisse, de toutes ses forces. Et « parce qu’il n’est peut-être pas trop tard »…
