Tous les mercredis, Yves Carchon, écrivain, nous ouvre son univers littéraire, en nous offrant le plaisir de la lecture d'une nouvelle ou d'une micro-fiction.
Kafka jeune
L’après-midi s’était écoulé dans la plus morne tristesse. Sur les carreaux, la pluie ruisselait en minces fils tristes. Il était assis à sa table de travail devant un cahier grand ouvert.
Ses yeux fixaient un point perdu dans le déluge de pluie qui fouettait la fenêtre. Il restait immobile, la tête envahie par un vertige étrange. Enfin, baissant les yeux sur le cahier, il lut ces quelques mots : ne pas lui parler, lui écrire.
Il pensa à Félice aperçue la veille au milieu d’un groupe de camarades. A cette pensée, son cœur se serra. Lui écrire, seule façon de l’aborder.
Il prit un stylo traînant sur sa table, écrivit une phrase qu’il biffa aussitôt. Les mots imaginés, polis comme des joyaux au creux de sa mémoire, s’étaient comme envolés !
Il en fut dépité, se demandant si ce qu’il éprouvait avait un jour une chance d’être traduit en mots.
Par là il entendait : en mots précis, fins, pénétrants. Il lâcha son stylo, sentant qu’il n’arriverait à rien.
Ainsi parce que la langue lui échappait, rien ne pourrait donc exister entre Félice et lui ?
Le monde, cet écheveau bourré de signes abscons, obscurs, inexplicables, restait donc un rébus qu’il faudrait déchiffrer ?
Il était prêt à s’arrimer d’arrache-pied à cette tâche herculéenne et renoncer aux séductions faciles que ce monde recelait.
Du moins le croyait-il alors…
Ainsi pensait-il trouver son bonheur dans ce travail de Titan fait de constance, d’effort, d’abnégation…
Il pensa se fixer comme Hercule douze travaux. Le premier serait essentiellement basé sur le renoncement à tout bien matériel, le deuxième sur le refus d’exercer tout pouvoir sur quiconque… Le troisième…
Mais il n’osa poursuivre car il ne savait pas s’il aurait la volonté, la foi, le cœur trempé pour mener une telle entreprise à son terme…
Une micro-fiction signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer", de "Vieux démons", de « Le Dali noir », et de son dernier polar « Le sanctuaire des destins oubliés »