Mais tout ça ne compte pas dans le CV… « Retour à l’emploi » une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma.
Retour à l’emploi
J’ai passé plusieurs jours à rédiger un CV digne de ce nom, à choisir une photo, à détailler les rubriques, mais je bute sur : « expériences acquises ». Je n’en ai pas, je n’ai effectué que quelques stages durant mes études de journalisme, et c’était il y a vingt ans. Juste après, je me suis mariée et je suis tombée enceinte d’Anouchka ; enfin dans l’autre sens, puisque j’étais enceinte trois mois avant le mariage.
Après, j’ai préparé des biberons avec de la poudre de lait, et des petits pots de légumes mixés, auxquels j’ai ajouté progressivement un jaune d’œuf dur, puis le blanc, puis du poisson ou de la viande hachés finement. J’ai changé des couches remplies d’urine et d’excréments et j’ai nettoyé les fesses d’Anouchka.
J’ai acheté une ribambelle de grenouillères et de petits chaussons en coton rose, puis des minuscules robes de toutes les couleurs, ainsi que des tous petits pulls, gilets, manteaux, chaussures. Et des jouets, en bois ou en plastique, des puzzles avec des grosses pièces faciles à emboîter, et j’ai joué avec Anouchka.
J’ai aussi pris sa température à chaque fois qu’elle était malade, j’ai attendu chez le médecin, puis chez le pharmacien. J’ai lu des livres avec des animaux qui parlaient, j’ai consolé Anouchka quand elle était triste, je l’ai grondée lorsqu’elle faisait des choses défendues ou dangereuses.
Je l’ai emmenée ensuite à la crèche où je l’avais inscrite mais elle ne s’y adaptait pas très bien. J’ai donc continué à jouer seule avec elle des journées entières en attendant que son père rentre du travail.
J’ai préparé de nombreux repas, j’ai nettoyé des choses salies, ai rempli des machines de linge, ai conduit Anouchka à l’école quand elle a eu trois ans, l’ai recherchée parce qu’elle avait vomi, suis retournée chez le pédiatre. L’ai à nouveau conduite et recherchée à l’école tous les jours, et puis j’ai divorcé, et Sébastien est parti aux Etats-Unis pour y travailler.
Il y a fait une belle carrière, et passait en coup de vent déposer un baiser sur le front d’Anouchka et un gros chèque de pension alimentaire quand il rentrait en France.
J’ai fini par trouver un emploi chez « Bac Leroy », Anouchka avait trois ans et demi, et sans ma mère pour la garder dès que j’en avais besoin, je ne sais pas comment j’aurais pu m’en sortir. J’ai enseigné pendant quinze ans les matières que je maîtrisais grâce à l’école de journalisme, en faisant les courses, en déposant Anouchka aux invitations d’anniversaire, en choisissant des cadeaux d’anniversaire, en invitant à la maison ses petites copines d’école, en cuisinant des repas, en mettant des machines de linge en route, en étendant le linge, en pliant le linge, en épluchant des légumes, en allant chez le dentiste et chez le pédiatre avec Anouchka, en achetant des nouveaux vêtements et des baskets pour le sport, ainsi que des fournitures scolaires, en me rendant aux réunions de l’école d’Anouchka, en jouant avec elle des heures entières au Mémory ou au Uno, en l’aidant à faire ses devoirs, en soignant ses maladies, en calmant ses cauchemars…
Et puis plus tard, en achetant ses premiers soutien-gorge et en la rassurant, en supportant ses crises d’adolescence, en l’aidant à lisser ses cheveux et à se maquiller, en surveillant ses sorties, jusqu’au Baccalauréat qu’elle a obtenu avec une mention « bien ». Et jusqu’à son départ pour les Etats-Unis. MAIS TOUT ÇA NE COMPTE PAS DANS LE CV !! Imaginons une seule seconde que je m’amuse à y placer tout ça, en arguant que les compétences sont transposables : « un éventuel employeur baillerait à en mourir dès la troisième ligne du CV, et s’endormirait avant la fin ».
C’est ce que Pôle Emploi me dit, à huit heures ce matin, quand je suggère que j’ai acquis des compétences en-dehors de mes années d’enseignement chez « Bac Leroy ». La femme qui me reçoit dans le cadre de mon retour à l’emploi, pudiquement appelé « réinsertion professionnelle » porte un rouge à lèvres vif et a une coupe de cheveux parfaitement entretenue. Elle est très mince, dans son tailleur bleu ciel. Elle déclare, sûre d’elle :
- Écoutez, madame Atlan… je comprends bien ce que vous voulez dire, mais aucun employeur ne lira une liste de choses aussi inintéressantes jusqu’au bout ! Vous ne pouvez, en aucun cas, faire mention de ces choses-là dans votre curriculum-vitae.
Ça me rend furieuse et triste. Je me demande qui est cette femme pour oser dire, avec aplomb, que tout ce que j’ai réalisé avec Anouchka n’est qu’une « liste de choses inintéressantes » ! Alors, je sors de ma poche un argument massue :
- Mais vous savez, cette « liste de choses inintéressantes » a tout de même consisté à assurer la reproduction et la survie de l’espèce humaine !
La femme aux lèvres maquillées me regarde d’un drôle d’air avant de répondre :
- Sûrement, bien sûr… mais pour trouver un emploi, surtout en tant que journaliste, je vous conseille en priorité de réviser vos anciens cours… si toutefois vous les avez conservés, et de réactualiser vos connaissances, mais uniquement dans le domaine qui vous intéresse, n’est-ce pas ? Ne parlez pas de ces histoires de couches et de petits pots, n’est-ce pas, madame Atlan ?
Elle n’arrête pas de répéter « n’est-ce pas », et parle d’une voix douce, un peu comme on s’adresse aux jeunes enfants, ou aux personnes souffrant de troubles mentaux, pour les ramener à la raison. Ça m’agace au plus haut point, je dis :
- Vous n’avez pas d’enfants, n’est-ce pas ?
Elle me répond :
- En effet, je n’ai pas d’enfants. Mais ce n’est pas primordial, puisque ce qui vous intéresse, c’est bien de retrouver un emploi, n’est-ce pas ?
Je finis par quitter Pôle Emploi, aussi dépitée que frustrée. Et pour tout dire, déçue, presque choquée. Je suis au chômage depuis deux mois, parce que « Bac Leroy », l’école privée où j’ai enseigné durant de longues années, a fini par fermer ses portes. Et que jusqu’à présent, je n’ai eu ni le temps ni l’énergie de trouver autre chose. En langage plus clair, dans le monde du retour à l’emploi, cela signifie que j’ai « manqué de réactivité »…
Après cet entretien calamiteux, je décide de téléphoner à New-York pour informer mon ex-mari de ma situation. Convaincue qu’il peut, qu’il doit me donner un coup de main en attendant que je retrouve un boulot convenable, puisque lui a fait une brillante carrière pendant que moi, je me suis contentée d’accomplir, durant dix-huit ans, une « liste de choses inintéressantes » et qui me rendent incompétente sur le marché de l’emploi.
J’appelle donc Sébastien, et lui expose ma lamentable situation. Il me répond, d’une voix ensommeillée :
- Ne t’inquiète pas, Axelle ! Je te fais un virement de dix-mille dollars dans la journée, mais laisse-moi le temps d’émerger…
- Le temps d'émerger… ?
- Il est cinq heures du matin à New-York, Axelle ! Et calme-toi, s’il te plaît : tu n’as pas fait une « liste de choses inintéressantes ». Tu as fait exactement ce qu’il fallait faire pour Anouchka, et c’est la moindre des choses que je te donne un coup de main alors que tu es dans la poisse.
Je raccroche, soulagée. Mais je me demande tout de même ce que j’aurais fait si mon ex-mari avait lui aussi été au chômage, ou bien s’il était mort ou avait disparu dans la nature, ou s’il n’en avait simplement rien eu à faire de notre fille, de ma vie, et de ma « liste de choses inintéressantes »…
2 commentaires
Dommage qu’il n’y ait pas de commentaires…. mais je vois que le texte a été largement partagé, ce qui me fait très plaisir 😉 !!
C’est au moment où les commentaires avaient un souci…