Voici une nouvelle, qui a participé au concours « NOUVELLES RENAISSANCES ». Parce qu’en effet, en ce presque début d’été, il y a un mille et une façons de renaître, et parce qu’il ne faut jamais perdre espoir.
Cette nouvelle est dédiée à toutes les femmes qui se battent pour obtenir leur liberté, à celles qui se sont battues pour être libres, transgressant parfois de façon fatale, en y laissant leur vie. Mais pas toujours, heureusement !
Alors, voici ce texte, telle une renaissance…
À la surface des eaux…
« Ton hymen, ma fille, c’est l’honneur de la famille ! »
Je suis nue dans la salle d’eau, et cette phrase glisse sur moi, semble couler de la racine de mes cheveux jusqu’au bout de mes ongles. Maintes fois entendue comme un gémissement long, une plainte, tantôt un ordre, un absolu, cette phrase ne m’atteint plus.
Mon corps scintille de mille gouttelettes d’eau parfumée, mon souffle imprime sur le miroir tant de formes changeantes, une buée légère qui s’évapore. Je ne serais qu’une cavité inviolable ? Mon corps ne peut se résigner à l’étroitesse du mot « hymen ». Je me veux étrangère aux miens, aux femmes brillantes, ondulant dans leurs parures d’or. Je refuse ce bout de tissu maculé de rouge qu’il faut exhiber au jour des noces.
Je suis en exil parmi les miens, leurs fêtes étincelantes et sanglantes ne me sont que longue torture.
Je suis née là pourtant, dans ce monde de folie que je renie, d’où je tente de m’extraire. Cet univers emmuré derrière les barreaux du silence. Je cherche l’issue, la porte dorée d’une cage millénaire que des mains d’hommes, des doigts agiles, s’empressent à refermer.
Ici, les nuits sont aussi froides que les jours sont brûlants. Trois jours que je le vois… lui, l’étranger accablé de chaleur. Trois jours que son œil me poursuit, ignorant le danger. Sait-il seulement que l’homme si jeune à mes côtés est celui désigné pour surveiller ? Sait-il que chacun de mes gestes est épié ? Sait-il ce qui peut se cacher derrière un sourire édenté ? Derrière ses éclats de voix clairs et son rire cristallin, mon très jeune frère est aux aguets. Trois jours que je l’observe à la dérobée, que mon œil dévore sa peau nue, cuite comme une brique chaude, solide et forte. Mon frère n’a rien remarqué, lorsqu’il m’a frôlée : un battement d’ailes de papillon, à peine un frémissement, et ce morceau de papier dans ma main désormais.
Je lis ses mots qui dansent sur le papier brun froissé, inlassablement… et je sais désormais qu’il m’attend.
La nuit tombe, interminablement… Ils se sont endormis, tous. Je me faufile dans la maison silencieuse, jette sur ma chevelure le long foulard noir, symbole de ma dignité. Je m’éclipse sans bruit, referme derrière moi le lourd battant de la porte en bois, me sauve comme une voleuse. Sans un mot, j’inspire l’air tiédi, à présent presque froid et qui coule dans ma gorge comme un effroi. Car je sais comment se paye l’indignité. Pourtant, je refuse de me soumettre à l’univers rétréci de l’hymen intact, je refuse le jour des noces barbares. Ils sommeillent tous encore, mais ils se réveilleront bientôt…Tout à l’heure, peut-être, ou au petit matin, je sais qu’ils me chercheront, me poursuivront comme une proie et je serai à leur merci.
Pour oser violer leur loi immuable, je sais à quoi je m’expose, à quel opprobre je me condamne… bientôt peut-être mon corps dans la terre nue et froide, bientôt peut-être l’humus et la terreur… Pourtant j’entre en hypnose, vois le regard, emblème de la chute à venir. Je te vois, toi, l’étranger : tes yeux ouvrent les portes de mondes infinis, de promesses et de lieux inconnus. J’ai oublié les aspérités, la rugosité de mon cachot, seule demeure la vague qui transporte mes sens.
Ta peau blanche et rougie est si douce à mes yeux, je voudrais t’effleurer, mais c’est toi qui surprends ma main tremblante. Une onde me traverse, assiège mon âme. Je perçois faiblement le bruit mat de tes pas, mon ombre suit la tienne, et nous marchons longtemps dans le désert frémissant où nos chairs vont se mêler, s’unir. C’est une certitude à présent, dans le crépuscule qui nous enveloppe de sa douce lumière éteinte. Vais-je m’éveiller ou m’éteindre dans l’étreinte à venir ?
Plaquée contre le mur de pierres d’une demeure inconnue, inhabitée, un abri provisoire, je ne suis que sensations, tandis que tes doigts glissent sur mon corps. Ton regard pénètre mes yeux, tourbillon intense. Le temps d’un cri, tu déchires l’hymen, mon voile, l’honneur des miens. J’ai soudain sur mes lèvres et dans mon ventre le goût amer de la trahison.
Je t’ai laissé disparaître dans l’obscurité. J’erre à présent dans les ruelles désertes, longs couloirs vides, tels d’immenses cavités sans fond. Je ne suis que souillure, opprobre, gouffre sans fin, abîme de solitude.
J’ai quitté la ville, le monde des vivants. J’ôte mes souliers, le sable crisse sous mes pieds nus. Le bruit de la mer m’appelle, c’est une clameur qui monte, qui enfle, qui gronde, qui m’invite à me fondre en elle. Elle sent l’odeur de la mort.
L’eau froide fouette mes chevilles, je m’enfonce un peu plus, encore, jusqu’à ce que mon corps hurle de terreur. Mes vêtements noirs flottent autour de moi, masse sombre. En un sursaut, je rejette ma tête hors de l’eau et je respire, à n’en plus finir, un air iodé, vivant, neuf.
Lentement, mes membres douloureux me poussent vers le rivage.
Je suis lavée du sang de l’hymen.
À la surface des eaux, l’étoffe noire qui couvrait mes cheveux, le voile glisse, peu à peu sombre, englouti. La surface de l’eau est un immense miroir, lisse, apaisé…
Copyright Solange Schneider-Zalma
Une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma écrivain, auteur de « Chemins étranges » et « Points de fuite »
6 commentaires
Elle se battent tellement pour leur liberté qu’elles sont de plus en plus nombreuses à mettre le voile islamique ….
Dans les années 70, les femmes musulmanes ne portaient pas le voile à la fac ou dans la vie de tous les jours.
dire qu’on en est toujours là !
Oui, c’est triste
texte très prenant et dur en même temps que plein d’espoir mais y en as t-il pour ces femmes?
Oui très prenant