C’est une nouvelle sur le thème de la rentrée : courte, surprenante, efficace… peut-être un peu moins joyeuse que d’autres textes.
Mais pas d’inquiétude : je reviens la semaine prochaine, avec un peu de « feel good ». Bonne lecture !
S’IL VIT !
Sept heures et tout est fin prêt : les petits vêtements pour que Jules n’ait plus qu’à les enfiler, bottes en caoutchouc jaune pour sauter dans les flaques d’eau durant la récréation. Et le pull rouge, bien chaud parce qu’en ce premier jour de rentrée des classes, il fait plutôt frisquet. 15 C° au meilleur de la journée, un ciel maussade et gris, une pluie fine qui tombe depuis bientôt deux heures, on a connu mieux.
Le sac bleu à roulettes est rempli à craquer, du compas aux feutres multicolores en passant par les cahiers, j’ai presque eu du mal à le fermer hier soir. Mon mari m’a dit : « Sylvie, arrête avec tout ça ! » Je sais qu’il a raison, qu’il n’était pas utile que je passe des jours entiers à chercher autant de fournitures scolaires… que certaines choses peuvent être réutilisées. Mais je voulais que tout soit neuf et beau, parce que c’est un jour si spécial : l’entrée de Jules au CP. Il va apprendre à déchiffrer les lettres, les assembler jusqu’à pouvoir lire et ce sera lui, bientôt, qui nous racontera des histoires. Je les aime tant… et notre fils est fantasque, il aime inventer des mondes où se côtoient d’extraordinaires créatures, mais mon mari ne cesse de répéter : « Arrête avec ces fantômes, Sylvie… arrête ! »
Je pose sur la table trois bols roses et ronds, avec nos prénoms gravés sur la céramique : « Sylvie, Martin, Jules ». Ensuite le pain frais, le jus d’orange, le beurre, la confiture d’abricots et les céréales que Jules aime à la folie, parce qu’elles ont des formes étranges. « On dirait des petites fées », c’est ce qu’il me dit à chaque fois, juste avant d’en avaler une énorme bouchée, et son rire cristallin fait trembler la maison de bonheur.
J’entends Martin, le son de l’eau chaude qui coule sur sa peau et ruisselle jusqu’à mes oreilles. Il faut que je réveille Jules, tout doucement… un baiser sur son front humide et tiède, ramasser son lion en peluche qu’il aime tant, et puis le prendre dans mes bras, le porter jusqu’à la table de la cuisine, la salle de bains, quelques câlins, et le déposer à l’école, « la grande école ».
J’entre dans sa chambre, me dirige vers son lit blanc sur la pointe des pieds : ne pas le réveiller, qu’il dorme encore quelques instants. Dans la pénombre, je distingue toutes ses peluches : l’énorme panthère noire et le minuscule ours blanc, un éléphant, une girafe, encore des ours, une multitude d’ours de différentes tailles qui l’entourent comme pour le protéger… Je m’approche et murmure « Jules, Jules… il faut te réveiller ! », mais il ne répond pas : le petit lit est vide.
Une voix derrière moi tout à coup, c’est mon mari : pieds nus sur le seuil de la porte, cheveux mouillés, serviette de bain enroulée à la hâte autour de ses hanches, il se met à crier : « Arrête avec ça, Sylvie… arrête ! »
Mais je ne veux pas, je ne peux pas. Je hurle plus fort que lui, plus fort que le crissement des freins, affreux, inutile. Plus fort que le bruit de la tôle qui se froisse sous le choc brusque de l’accident.
Plus fort que tout, ma voix couvre celle du médecin qui veut me dire des choses horribles au sujet de Jules, dans les odeurs d’hôpital et d’éther, alors je couvre mes oreilles de mes mains crispées pour ne pas entendre, jusqu’à ce que le bruit de la tôle froissée quitte ma tête, le cri strident de l’ambulance, les paroles du médecin, le ciel qui se déchire soudain, et je réponds à mon mari : « Prépare vite le café, s’il te plaît, je n’ai pas eu le temps de manger et tu sais bien, c’est la rentrée, il faut que je dépose Jules à l’école ! »
Une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma écrivain, auteur de « Chemins étranges » et « Points de fuite »