Parce que l’Histoire se tisse ainsi, et que parfois, les volontés de puissance sont sans limite… et que nous-mêmes ne savons jamais tout de ce qu’il s’est passé…
Voici ce texte : « Le loukoum et le pacha », écrit d’après les éléments dont nous disposons actuellement.
Bonne lecture !
Le loukoum et le pacha
Il s’étale de tout son long sur sa couche, soupirant d’aise : il est parvenu à ses fins, c’est là l’essentiel.
Ses doigts un peu gras attrapent d’un geste vif un loukoum de couleur rose tendre. Il adore ces pâtisseries trop sucrées qui collent à son palais, fondent ensuite sous sa langue avec délices. Mais surtout, ce qu’il préfère, c’est l’instant précis où entre le serviteur, le plateau argenté débordant de ces friandises gélatineuses qui tremblotent, telle une mini-montagne.
Le serviteur se courbe ensuite devant lui, le Pacha, pour déposer le plateau rempli de sucreries aux couleurs tendres : le rose et le vert d’un printemps où bientôt, les tulipes éclateront dans les champs.
Il songe à ses terres qu’il faut étendre, engloutit encore une dizaine de loukoums, rêvant de faits d’armes glorieux. Mais avant tout, il faut « régler le problème ». C’en est assez d’avoir collaboré avec l’ennemi ! Certes, ces hommes se montrent intelligents… non, brillants et utiles : nécessaires pour trouver des solutions. Surtout cet ingénieur agronome, Aaronsohn, et les autres aussi… Mais si lutter contre les sauterelles est une chose, il ne faut pas perdre de vue l’autre aspect : leur complot…
Sans compter le problème des nationalistes arabes, responsables de ses échecs militaires… Contrôler la Syrie est la moindre des choses, il écrasera sans pitié toute once de mouvement de révolte. S’il faut les interner, les expulser, les déporter, il le fera, comme il l’a fait l’an passé avec les colons juifs de Jaffa, déportés dans le désert syrien ; et avec ceux de Tel Aviv, arrêtés au hasard dans les rues et internés en Egypte…
Il dépose sur sa langue un loukoum rose, délicat et collant, qui fond dans sa bouche…
1916, le 6 mai :
Certains regardent tandis que d’autres détournent les yeux de la place publique. Il fait beau en ce mois de mai, mais ils ne voient pas les taches multicolores des tulipes dansant dans le vent : seulement les hommes qu’on torture sur les places de Beyrouth et de Damas.
Certains sont pendus.
Des lèvres disent que ce ne sont pas des hommes, ce sont des traîtres, des nationaliste arabes dangereux. D’autres murmurent, de plus en plus fort, un mot, un seul. Un mot qui enfle, reste collé au palais tel un loukoum si sucré qu’il en serait salé, immangeable, acide et amer, rempli de sable : « BOUCHER ! »
1916 :
La construction du chemin de fer de Bagdad avance à grande vitesse, après tout, ils sont plus utiles ici qu’exterminés.
Oui, les Arméniens sont utiles ; enfin, ceux qui ne sont pas morts de faim, de maladie ou pire…
Bientôt, le train circulera dans les régions montagneuses du Kurdistan. Ce sera un peu grâce à eux. Enfin, ceux qui seront encore vivants pour le voir ; ils tombent comme des mouches à bout de souffle : la maladie, la faim…
Les temps sont durs, en Europe, c’est la guerre. Et l’Europe n’est pas loin.
1918, octobre :
Il faut s’enfuir, c’est fini. Le vent souffle et tout bascule, en une nuit sans lune, il faut s’enfuir alors ils partent à huit, d’abord en Allemagne et puis en Suisse.
Fini les serviteurs qui se penchent vers eux, obséquieux, un plateau argenté rempli de loukoums dégoulinant de sucre glace telle une neige soyeuse, éternelle et suave. Fini la douceur de la flagornerie, qui fond sur le palais…
1919 :
Le procès est sans appel, le condamne à la peine maximale : la peine de mort. Condamné pour participation aux crimes de masse contre les Arméniens, mais ça lui est égal.
Car la cour martiale ottomane est loin : condamnation par contumace. Alors, le Pacha ne meurt pas, pas encore…
1919 :
Il apprend, on ne sait trop comment, qu’un avion s’accidente au-dessus de la Manche.
Le Pacha crie : « Aaronsohn ! », oublie le blé sauvage découvert par l’ingénieur agronome, oublie les luttes contre la famine. Il pense « bon débarras ! »
1922, 21 juillet :
Ils l’attendent, lui et son secrétaire mais il ne le sait pas. Il faut moderniser l’armée afghane, il tente de négocier en Géorgie, au nom du gouvernement afghan.
Mais ils sont là et ils l’attendent : ils veulent sa peau et celle des autres responsables du génocide arménien.
« Opération Némésis » : le Pacha est tué, sans avoir pu un dernier loukoum, du bout des lèvres, goûter…
Ainsi mourut Ahmed Djemal Pacha, surnommé « al-Saffâh », « le Boucher » …
Notes :
- 2012 : Le petit-fils d’Ahmed Djemal Pacha, Hasan Cemal, journaliste et écrivain turc, s’excuse pour la part qu’a pris son grand-père au génocide arménien.
- Vahakn Dadrian, historien arménien de Turquie, naturalisé américain, et directeur de recherches sur le génocide arménien, rejette la thèse selon laquelle Ahmed Djemal Pacha a été l’un des auteurs du génocide arménien.
Une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma écrivain, auteure de « Chemins étranges », « Points de fuite », et « Demain, tout ira bien ! » et « Ma vie en rouge et noir »
4 commentaires
Il n’y a pas que Jean de la Fontaine qui raconte des blagues ….
Bon Mercredi
Exact !
dire qu’aujourd’hui encore certains se disent trotskyste
comme quoi