Dans cette interview exclusive réalisée par Insaf Khmaissia, chercheuse-visiteuse à l’UCLouvain (Louvain-la-Neuve) en Belgique, Pierre Piret, éminent professeur, nous partage son parcours académique inspirant, ses approches pédagogiques innovantes et son amour pour la littérature française contemporaine ainsi que le théâtre. À travers cet échange riche en réflexions, il nous offre un éclairage unique sur les défis et les évolutions de l’enseignement supérieur, tout en soulignant la place essentielle des arts et des lettres dans notre société.
Parcours académique du Professeur Pierre Piret
- Monsieur PIRET, pourriez-vous nous parler de votre parcours académique ? Quelles sont les études que vous avez suivies avant de devenir Professeur à l’UCLouvain ?
Mon parcours académique s’est quasi entièrement déroulé à l’Université de Louvain. J’ai fait mes études en langue et littérature françaises et romanes à l’UCLouvain. Puis j’ai enseigné dans le secondaire, avant d’être recruté ici en tant qu’Assistant. Cela m’a permis de faire une thèse de doctorat tout en donnant déjà des enseignements aux étudiants.
Par la suite, j’ai obtenu un mandat de post-doctorat au FNRS. À partir de là, je suis parti enseigner pendant deux années à Paris 13, dans le cadre des études littéraires francophones et comparées, puis je suis revenu ici en post-doctorat à Louvain-la-Neuve. J’ai terminé et j’ai été engagé ensuite comme chercheur qualifié. Il s’agissait d’un mandat de chercheur définitif. J’ai eu beaucoup de chance.
Quelques années après, un poste de littérature française s’est libéré ici, et donc j’y ai postulé. C’est ainsi que je suis devenu Professeur, et j’ai fait toute ma carrière à Louvain-la-Neuve. Mes intérêts de recherche et mes enseignements m’ont conduit à me consacrer en particulier à la littérature française contemporaine, à la littérature francophone de Belgique, ainsi qu’aux études théâtrales.
UCLouvain
- Comment/pourquoi avez-vous choisi la voie de l’enseignement et de la recherche, et plus particulièrement celle que vous menez à l’UCLouvain ?
C’est un choix qui s’est fait très tôt. En fin d’études secondaires, j’étais très engagé dans un mouvement d’éducation qui s’appelle CEMEA (Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active), plus connu en France qu’en Belgique.
C’est un mouvement d’éducation nouvelle né dans les années 20, où l’on a beaucoup réfléchi aux nouveaux modes d’éducation. Je faisais beaucoup d’animation, soit à la journée, soit pendant les vacances. J’étais très intéressé par l’enseignement et la pédagogie.
C’est cela qui m’a amené à choisir mon domaine : je voulais enseigner en secondaire et je me suis dit : « Quel est le cours le plus intéressant, le plus formateur, le plus impactant, comme on dit aujourd’hui ? » J’ai hésité avec la biologie, mais, pour cette raison, j’ai choisi les études de langues et lettres françaises et romanes, avec l’objectif de devenir professeur de français.
C’est vous qui avez choisi l’UCLouvain ou c’est l’UCLouvain qui vous a choisi ?
C’est difficile à dire. J’avoue que ne me suis pas tellement posé la question. C’était assez près de chez moi. Mon père a enseigné à l’UCL, comme on disait alors. C’était assez naturel que je vienne à l’UCLouvain.
Les moments de la carrière académique du Professeur Pierre Piret
- Quels ont été les moments clés qui ont marqué votre carrière académique, et comment ont-ils influencé votre vision de l’enseignement et de la recherche ?
La thèse de doctorat détermine des orientations assez fortes en termes de choix de carrière de recherche, de trajectoire de recherche. Ma thèse portait sur Fernand Crommelynck. Cela m’a orienté à la fois vers la littérature francophone de Belgique, tout en m’orientant également vers le théâtre. C’était une détermination importante dans ma trajectoire.
Ce qui a aussi été important, ce sont les rencontres avec certains professeurs (de l’UCLouvain et dans d’autres universités). Des rencontres ont été déterminantes, par exemple avec mon directeur de thèse, Michel Otten, et avec une professeure de littérature orientée par la psychanalyse lacanienne, Ginette Michaux.
Puis il y a les rencontres avec les étudiants. J’ai toujours fait des évaluations de mes cours et ces nombreux retours m’ont fait évoluer. Mes cours n’ont jamais été les mêmes, je n’ai pas le sentiment d’être enfermé dans une routine, car les étudiants évoluent sans cesse.
Expérience à l’UCL et projets actuels
- En tant que Professeur à l’UCLouvain, quelle est votre approche/méthodes pédagogiques ? Comment motivez-vous vos étudiants à s’engager pleinement dans leurs études ?
Pour moi, ce qui est vraiment essentiel, c’est d’être présent et de mettre en œuvre une démarche qui implique les étudiants. Les « matières » ne sont pas l’essentiel, d’autant que la littérature est une matière infinie d’une certaine manière. La façon d’aborder le texte, c’est ça qui est pour moi le plus important, et je pense que c’est cela qui peut motiver les étudiants.
C’est d’arriver à les faire entrer justement dans cette démarche, qui pour ma part consiste surtout à montrer la valeur dialogique de la littérature, c’est-à-dire la façon dont la littérature répond aux discours du temps : la littérature n’est pas fermée sur elle-même, elle ne cesse de radiographier les discours qui organisent la société.
Et c’est par ce mode d’approche-là, ce mode d’interprétation-là, que je pense pouvoir intéresser les étudiants, en leur montrant qu’on n’analyse pas la littérature, mais que la littérature nous analyse. C’est-à-dire qu’elle parle de notre condition, de nos modes de vie, de nos modes de pensée, de nos idéologies, de nos logiques de pensée aussi. Autant d’éléments essentiels de nos vies que l’on peut repérer au travers de l’analyse des textes littéraires. C’est ce renversement que j’essaie d’opérer. C’est ce qui est pour moi le plus important.
- Monsieur PIRET, vous avez dirigé/participé à plusieurs projets scientifiques. Pourriez-vous nous parler d’un projet qui vous a particulièrement marqué ?
Je retiendrais un projet collectif : une collaboration déjà ancienne que j’ai eue avec des collègues qui, à ce moment-là, étaient à l’Université de Toulouse et qui depuis sont partis l’un à Aix-Marseille, l’autre à Paris, le troisième à Bordeaux.
Dans ce projet de recherche, nous avons travaillé sur les relations entre la littérature et d’autres médias, en prenant appui sur le concept de dispositif qui, à ce moment-là, commençait à être travaillé. Aujourd’hui, c’est devenu très à la mode. Cela nous permettait d’aborder la littérature avec de nouvelles perspectives. Voilà un projet qui m’a beaucoup marqué. Je suis donc resté en contact avec ces collègues, et nous continuons à travailler ensemble.
Faire face aux défis contemporains
- Au fil des ans, quelles sont les évolutions que vous avez remarquées dans l’enseignement supérieur en Belgique, et comment l’UCLouvain a-t-elle su faire face aux défis contemporains ?
Il me semble que l’aspect le plus frappant, c’est peut-être la volonté de prendre en charge de manière de plus en plus proche les étudiants, ce qui a eu des effets bénéfiques. Je pense que cela a permis de sortir certains étudiants de l’isolement, cela a permis de conduire à des encadrements de plus en plus précis et de plus en plus soutenants. Cela a eu aussi un revers : une certaine perte d’autonomie, dans certains cas du moins.
Il suffit de voir aujourd’hui combien d’étudiants demandent des contraintes très précises, exigent de savoir exactement ce qu’on attend d’eux, là où les choses se passaient de manière plus implicite, mais permettaient du coup une sorte de compréhension plus personnelle, plus appropriée des attentes pédagogiques.
Alors, l’UCLouvain n’a pas eu le choix d’une certaine façon. Comme toutes les universités, elle a été amenée à entrer dans cette évolution qui nous dépasse complètement et donc à mettre en place toute une série de dispositifs qui ont permis de répondre à cette nouvelle demande, qui est une demande, comme je le disais, ambivalente.
Même l’évaluation s’en est trouvée modifiée : on exige aujourd’hui des critères explicites, définis, ce qui est très positif, mais ce qui ne va pas sans produire certains effets contestables (car un travail de qualité, ce n’est pas nécessairement un travail qui « remplit » des critères donnés).
Les grands défis
- Selon vous, quels sont les grands défis de votre domaine de recherche ? Quels sont les (nouvelles) problématiques qui mériteraient d’être (plus) explorées ?
Hélas, je pense que le plus grand défi actuel, c’est celui de la survie, c’est-à-dire qu’on sent que les domaines de la littérature, de la linguistique, et plus largement les domaines que recouvre notre faculté de philosophie, Arts et Lettres, sont des domaines de moins en moins pris en compte aujourd’hui, à la fois dans les politiques publiques et dans la société dans son ensemble. Parce que ce ne sont pas des domaines qui donnent lieu à des débouchés immédiats, concrets. Et se pose donc une autre question, celle de la survie des recherches dans ces domaines.
Je crois qu’on a tout un travail à faire pour convaincre de l’importance de la littérature et du théâtre, qui me concernent tout particulièrement. Il ne s’agit pas pour autant d’adopter une perspective strictement utilitariste, mais plutôt de mettre en lumière que ce j’appelais tout à l’heure la valeur dialogique de la littérature et des arts.
Il ne s’agit donc pas simplement d’étudier un patrimoine un peu ossifié, muséalisé, désincarné ou un simple mode de divertissement, mais bien un mode de discours tout à fait spécifique, qui est essentiel pour le développement de notre civilisation.
Conseil à un jeune chercheur
- En tant qu’expert reconnu dans votre domaine de recherche, quel conseil donneriez-vous à un jeune chercheur ?
Le conseil que je lui donnerais, c’est d’abord et avant tout d’essayer d’entendre son propre désir. On est dans un monde de la recherche aujourd’hui extrêmement formaté, où, pour obtenir un projet de recherche, il faut rentrer dans des cases extrêmement précises, répondant à un certain nombre d’exigences qui sont, je pense, tout à fait louables. Il s’agit de garantir les meilleures évaluations possibles.
Donc, on est dans une politique de l’évaluation, qui impose aux chercheurs des contraintes qui sont les contraintes propres à ces évaluations, mais qui peuvent amener certains à renoncer à leur désir. Et ce renoncement à leur désir explique, à mon sens, un certain nombre d’abandons, un certain nombre de difficultés et de stress au travail, qui peuvent conduire au découragement, voire au burnout.
C’est pourquoi il me semble essentiel d’entendre d’abord son désir et ensuite, dans un second temps, de voir comment on peut l’aménager, si j’ose dire, pour le faire rentrer dans les cases nécessaires.
Ce qui inspire le Professeur Pierre Piret
- En dehors de l’enseignement, avez-vous des passions ou des centres d’intérêt qui vous inspirent et influencent votre travail académique ?
Je dirais qu’il y a bien évidemment tous les aspects de découverte de la culture, qui sont très importants. La lecture, le théâtre, le cinéma, les expositions, tout ça, je le considère à la fois comme une sorte de loisir que je pratique en dehors de mes heures de travail et, en même temps, ça influence profondément mon travail.
Donc, ça, c’est un aspect. Dans mes passions plus personnelles, par ailleurs, je pratique beaucoup le sport d’endurance, le VTT, la marche en montagne, ski de randonnée. J’ai besoin d’être dans la nature. D’ailleurs, quand je bloque un peu dans mes recherches, quand je patauge, si je vais, par exemple, faire un tour en VTT, je reviens, et quelque chose s’est passée.
Essai Le Chant du signe. Dramaturgies expérimentales de l’entre-deux-guerres
- Pourriez-vous nous parler de votre essai Le Chant du signe. Dramaturgies expérimentales de l’entre-deux-guerres paru aux Editions Circé en 2024 ?
C’est un essai auquel j’ai longuement travaillé, qui m’a permis de mettre au clair tout un ensemble de recherches préalables autour d’une thèse qui m’est apparue comme fondamentale pour comprendre ces productions extrêmement disparates qui apparaissent dans le théâtre de l’entre-deux-guerres. Pour le théâtre de langue française, cette période est problématique : toutes les histoires du théâtre butent sur cette période-là, n’arrivent pas à la situer. Ou alors, si on la situe, c’est du côté de la mise en scène.
Mais, pour ce qui concerne l’écriture, le terme qui revient constamment est celui de crise. J’essaie de montrer dans cet essai que cette crise est aussi un moment d’inventions. Et toutes ces expérimentations, je les rapporte à une question qui est traitée à la même époque par Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale. Il a l’intuition d’un nouveau rapport du sujet à la langue, qui me semble déterminant, et auxquelles toutes ces expérimentations viennent répondre de manières très diverses.
Néanmoins, j’ai pu en saisir la cohérence au travers de cette référence dialogique pour prendre le terme que j’utilisais tout à l’heure. C’est-à-dire qu’il y a vraiment là une réponse à un malaise dans la civilisation par des inventions théâtrales que j’essaie de traiter, à travers la lecture très approfondie d’un nombre limité d’œuvres, pour montrer comment cette perspective est opératoire pour traiter ces œuvres. Et cette perspective est condensée dans le titre du livre, Le Chant du signe. Le chant du cygne, c’est la dernière action, la plus belle, remarquable, qu’un être réalise avant de mourir.
Mon hypothèse est que le concept de signe jette à ce moment ses derniers feux : la logique du signe est en train de céder la place à une nouvelle théorie du langage, que Saussure puis Lacan vont expliciter au travers du concept de signifiant. Et cette mutation essentielle est, selon moi, ce à quoi répondent, de façons diverses, ces dramaturgies expérimentales de l’entre-deux-guerres.
L’Art de Transmettre : Une Perspective Inspirante de Pierre Piret
Dans cet entretien passionnant, Pierre Piret nous offre un aperçu unique de son parcours, de ses réflexions sur l’enseignement et de son engagement envers la littérature et le théâtre. Ses propos mettent en lumière l’importance des arts et des lettres, et leur rôle crucial dans le développement de notre société et de notre pensée critique. À travers ses expériences, il nous inspire à réfléchir sur notre propre rapport à l’éducation et à la culture.
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Autrice de l’article : Insaf Khmaissia chercheuse-visiteuse à l’UCLouvain