Et que ferait-elle ? Ce serait pire… Il y a combien de temps, déjà ? Et elle attend…Le bleu d’Elsa, une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma…
Le bleu d’Elsa
Du fard à paupières bleu, comme le ciel et comme ses yeux. Juste un peu. Ne pas se laisser aller, surtout pas. Elsa étire la teinte au pinceau, pose un peu de rose sur ses joues et sur ses lèvres, enfile son manteau clair, claque la porte d’entrée, jette les clés dans le sac à main comme tous les matins. Mais aujourd’hui il pleut, alors Elsa court aussi vite qu’elle le peut, sous le grand parapluie qui se retourne dans le vent.
Avec l’impression qu’il la pousse, ce vent, là où elle se rend sans plus savoir si elle le veut vraiment, sans bien comprendre ce qui s’est passé ces derniers mois ou bien ces derniers jours, elle ne sait plus, a cessé de compter, Elsa, mais elle y va parce qu’elle le doit…
Elle compose le code d’entrée, attend que les lourds battants en verre transparent s’ouvrent et la laissent entrer. Ils glissent et semblent soudain si légers, tandis que le corps d’Elsa s’alourdit. Ne rien montrer, ni son cœur qui bat la chamade, ni ses yeux qui picotent. Elle a toujours peur qu’un jour, la porte ne s’ouvre plus, qu’ils aient changé le code sans l’avertir.
Et que ferait-elle ? Ce serait pire…
Alors elle marche, Elsa, passe devant la secrétaire du hall d’accueil, murmure un « bonjour » si faible qu’on l’entend à peine. De toute façon, ça fait des mois que la secrétaire ne l’entend plus, ne lui répond pas. Son chignon clair est penché sur des papiers qu’Elsa ne voit pas. La moquette assourdit le bruit de ses pas. Bientôt, elle passera devant « l’open space », le moment qu’elle redoute le plus. Pas parce qu’elle y jettera son manteau pour s’installer derrière l’écran de l’ordinateur dernier cri. Non, car ça c’était avant. Avant quoi ? Elsa ne sait plus très bien… Le temps s’est engourdi, étiré, distendu… Elsa a cessé de compter.
Juste avant de pousser la porte de son bureau, elle aperçoit Clarisse à travers les vitres qui clôturent et ouvrent l’open space. Oui, parce que les vitres font les deux choses en même temps. Un petit signe de la main, discret, et un sourire léger quand elle voit passer Elsa. C’est ce qui la maintient en vie, ce matin. Il y a longtemps, elles travaillaient ensemble…
Il y a combien de temps, déjà ?
Elsa ne sait plus, depuis qu’elle est entrée dans son espace cloisonné, voilà, un beau jour. C’est la Direction qui l’a décidé, sans l’en avertir, si ce n’est quelques remarques cinglantes qu’elle avait bien entendues… mais qu’elle n’avait pas prises au sérieux. Pas assez. Comme quand son père était fâché et lui ordonnait de finir son potage, sinon il la priverait de repas jusqu’au lendemain.
Il le faisait vraiment, Elsa ne veut plus y penser. Elle entre dans son bureau qui sent le renfermé, cherche par habitude la fenêtre qu’elle pourrait ouvrir pour laisser entrer l’air mais il n’y a qu’une mince lucarne par laquelle filtre à peine un peu de jour, sans ciel bleu et sans espoir, jamais d’air frais.
Elle pose son manteau clair sur le dossier sombre de la chaise métallique, inconfortable, installe son sac à ses pieds comme un animal qui lui tiendrait compagnie, pour qu’elle ait moins froid, Elsa. Elle sait que la journée sera longue. Elle allume le vieil ordinateur gris qui fonctionne encore, mal et lentement, mais c’est toujours mieux que rien.
Et elle attend…
Que sonne le téléphone filaire posé sur la table rectangulaire, ou bien qu’une vague d’e-mails déferle soudain, autant de messages auxquels elle aurait à répondre, autant de clients à renseigner, ne pas oublier d’ajouter tous les documents en pièce jointe, bien insister sur l’excellence et la disponibilité de l’Etablissement. Se montrer enjouée et souriante, même par message électronique. Donner une « image positive » de l’Etablissement. Voilà, Elsa s’en souvient brusquement : c’est ainsi que ça a commencé, la première convocation de la nouvelle Direction, qui lui reprochait de ne pas donner une « image positive » de l’Etablissement. Et puis il y a eu les sarcasmes, et enfin les menaces, à peine voilées…
Elsa se souvient de tout ça, devant le vieil ordinateur qui fonctionne sans aucun but. Elle ne fait pas de recherches personnelles, sait très bien qu’ils iront fouiller la mémoire de l’ordinateur. Il est si vieux… c’est presque un miracle qu’il marche encore. Elsa cherche le mot « clientèle » auquel elle accole « satisfaction ». Elle veut comprendre, apprendre comment mieux donner satisfaction à la clientèle, puisque c’est ce que la Direction lui reproche. Pourtant elle faisait de son mieux, répondait aimablement au téléphone dans l’open space…
Non, Elsa ne comprend toujours pas très bien ce qui s’est passé. Elle se souvient du jour où le silence s’est fait brusquement, au moment même où elle entrait en salle de pause. Et la gêne qui s’en est suivie, tandis que son café coulait lentement : on aurait dit que l’air s’épaississait. Comme aujourd’hui, dans ce bureau qui ressemble à un cagibi et qu’Elsa ne supporte plus. Ce bureau où elle est seule du matin jusqu’au soir, où personne ne lui parle, jamais. Ce bureau sombre qui ressemble à une prison.
Ce bureau qui n’en est pas un, juste un lieu aménagé pour la mettre à l’écart, Elsa, pour qu’elle s’en aille à force de rester des jours entiers sans aucune tâche à accomplir, espérant le miracle qui n’arrive pas : une porte qui s’ouvre, une collègue qui lui parle et la tire par la manche, la ramène dans l’open space, là où était sa place, avant. Mais avant quoi ? Avant ces reproches absurdes ?
Avant ce jour où la Direction lui a laissé entendre qu’elle pouvait partir, qu’ils ne la retiendraient pas : « On vous aidera à quitter l’Etablissement, si vous le souhaitez. Il y a un moyen de s’arranger, nous pourrons négocier votre départ, si vous le souhaitez… ».
Elsa tient son stylo en plastique si fort dans sa main qu’il se brise en petits morceaux transparents, comme des milliers de bouts de verre cassé, comme son cœur, comme sa tête, comme sa raison qui semble chavirer.
Quand elle ouvre sa main, elle voit la marque du stylo que ses doigts ont brisé, et puis un bleu : un large bleu qui s’étale telle une détresse…
11 commentaires
Elle est encore sous windows 98 avec AOL hi hi hi
Bon week end
pat
Tu es soucieux du réalisme, mais peut-être que l’histoire se déroule à cette période…
Effectivement, Biker 06, le vieil ordinateur gris et le téléphone filaire, c’est voulu car Elsa a été « mise au placard », au sens propre du terme, donc elle n’est plus dans l’open space où se trouve le matériel moderne, mais bel et bien toute seule, dans une petite pièce mal aérée, avec un vieux matériel… pour la pousser à partir !
tant d’interprétations possibles dans cette photo!
Son message est en harmonie avec les mots de Solange
Une situation que beaucoup vivent en ces temps de pénurie d’ emploi, un cauchemar !
oui, et Solange a trouvé les mots justes pour en parler
merci pour cette superbe nouvelle, bravo à ton amie Zalma. bises.celine
merci pour elle !
Je suis très touchée par l’accueil fait à ce texte… qui comporte une suite, de surcroît !
Donc, vous retrouverez bientôt Elsa… ;D
Merci !