J’ai voulu me lever… "Vue de l'intérieur" une nouvelle un peu fantastique, avec une chute volontairement ambiguë… signée Solange Schneider pseudo Zalma…
Vue de l’intérieur
Ce matin-là, je me suis réveillée avec une étrangeté dans mes veines, quelque chose d’épais et gluant, quelque chose que je ne pouvais pas palper, mais percevoir seulement de la façon la plus intime qui soit, de l’intérieur : en moi-même, un sang inconnu sinuait péniblement.
Je n’ai pas de suite pensé à cette femme que j’avais aperçue la veille au supermarché, et que j’avais humée, presque happée par la seule force de mon regard. Non, ce matin-là, j’ai tout d’abord senti que mes os étaient douloureux, et aussi que mon corps était à la fois fragile et lourd.
J’ai voulu me lever, mettre la cafetière en route et me faufiler sous la douche, comme d’habitude, et mes membres ont refusé d’obéir. Alors, j’ai remué les doigts de mes mains, encore engourdies, et j’ai compris que m’extraire de mon lit allait m’être difficile.
C’est alors que j’ai aperçu cet objet : des tubes de métal, soudés entre eux, posés sur des roulettes. L’objet mesurait environ un mètre, et il m’attendait, posé là, tranquillement. J’ai réussi à m’asseoir sur mon lit, vacillante, les os toujours endoloris, et j’ai commencé à agripper cet objet métallique et laid pour soulever l’ensemble de mon corps et commencer à me déplacer.
J’avais besoin d’uriner mais je ne pouvais pas me rendre aux toilettes presque d’un bond, ce que, à 38 ans, je fais naturellement sans aucun problème. J’ai toujours pensé que ces difficultés viendraient peut-être un jour, mais pas avant longtemps, ou peut-être jamais… et je me trouvais là, mes doigts maladroitement accrochés aux tubes métalliques, avançant à petits pas tandis que les roulettes grinçaient, maudissant ma vessie douloureuse et comprimée.
Je n’ai pas pu atteindre à temps la porte des toilettes ; mon urine a été absorbée par une épaisse couche de cellulose, bien placée dans une grande culotte en coton gris, sous mon vêtement de nuit. Je ne l’avais pas remarquée à mon réveil. A présent, elle était lourde, tiède, inconfortable, et il fallait que je m’en débarrasse.
La salle de bains n’avait pas changé, mais le grand miroir éclairé aux néons m’était inconnu ; ou plutôt, ce qu’il reflétait : un visage terne aux joues creuses, fripé comme une vieille pomme déshydratée ; enfoncés dans leurs orbites, deux yeux bleus délavés ; des lèvres minces, aux pourtours ridés. Des cheveux secs, presque longs, d’un blond décoloré aux pointes, avec de longues racines grises.
Il ne s’agissait plus de mes cheveux, souples, brillants, sauvages, ni de mon visage plein, ni de … Il ne s’agissait plus de moi, mais bien de cette femme aperçue la veille au supermarché, et qui devait faire ses courses. Oui ; je devais faire mes courses, moi aussi à présent, mais plus d’un pas alerte, choisissant quelques fruits, des yaourts, puis flânant entre les rayonnages. Non ; je devais vraiment affronter le froid glacial de cette journée, à petits pas pressés poussant mes roulettes fixées à mes tubes métalliques, et je me disais –moi qui adore la neige sublime- je me disais : « Heureusement qu’il n’a pas neigé cette nuit ».
Il me fallait d’abord avaler un café, si seulement je parvenais à le préparer. Et ma toilette… Non, je ferais ma toilette plus tard, après. J’étais découragée à l’idée de me poser sur une chaise, et de passer un gant d’eau tiède sur ce corps que je n’aimais pas, de rincer le savon, du temps que tout cela me prendrait.
J’ai enfilé une culotte propre et des collants épais. J’avais du mal à déplier mes jambes, et à les replier ; j’ai passé une jupe beige et un pull chaud, en grosse laine. Les articulations de mes bras craquaient et me faisaient souffrir ; mes mains étaient gauches, mes doigts gourds, et je soufflais. Je sentais la chaleur monter à mon visage. J’ai à nouveau dû me baisser pour enfiler mes bottes, me relever pour mettre mon manteau. Ainsi protégée par les couches de vêtements, je ne sentais presque plus mon odeur fétide.
Je suis arrivée au supermarché, épuisée, mon corps appuyé sur l’engin métallique qui roulait doucement. Une femme m’a regardée ; elle était belle et vigoureuse, ses cheveux bruns épais encadraient son visage plein. Cette femme m’a regardée avec ses yeux géants, perçants, sondant mon âme.
Après, je ne sais plus très bien ce qui s’est passé…
8 commentaires
Hello Bernie
Je les ai pratiqué pendant 6 mois ces tubes de métal, soudés entre eux et posés sur des roulettes. Je sais ce que peuvent endurer ceux qui y sont à vie…
Bon Week end
Pat
j’ai côtoyé ça aussi…
j’aime beaucoup l’image, je pense que je vais rester pyjama
moi aussi
on y arrive plus vite qu’ on ne croit
oh que oui
Un réveil cauchemardesque.. se réveiller vieille.. la dépendance est un supplice.. la vieillesse dit-on : un long naufrage.. ne pas rester seule surtout.. j’aime beaucoup ce texte. Je viens de partager sur fb et tw.
Merci Catherine…