Pour moi, je crois qu’elle représentait un objet un peu maudit, auquel je n’osais plus toucher… La scie une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma

La scie
Je devais rendre cette scie, une grande scie aux crans usés et rouillés par endroits. J’avais dû m’en servir pour couper les pieds de ma table trop haute. Hélène et Paul me l’avaient volontiers prêtée et je devais la leur rendre. Je me souviens avoir attendu pendant des mois, trouvant quelque prétexte un peu stupide afin de la conserver plus longtemps.
Hélène et Paul ne s’entendaient pas, ou plutôt ne s’entendaient que trop bien pour se quereller à la moindre occasion, avec ou sans public. Nous étions voisins et j’entendais souvent leurs cris jaillir hors des fenêtres, se prolonger jusque tard dans la nuit. Parfois, des bris d’objets rompaient un silence épais qui n’avait duré que quelques minutes. Donc, je devais rendre cette scie à ce couple qui se déchirait, et rien que l’idée de leur tendre cet objet tranchant créait en moi un malaise indéfinissable, une sorte d’angoisse vague et sourde, quelque chose comme l’idée qu’un malheur allait se produire. Alors j’ai conservé cette scie, comme je l’ai dit, pendant des mois. Elle ne m’était d’aucune utilité, négligemment posée au-dessus de l’armoire du salon, à peine visible tant le meuble était haut. Pour moi, je crois qu’elle représentait un objet un peu maudit, auquel je n’osais plus toucher et qui, jour après jour, se couvrait de poussière.
J’aurais presque fini par l’oublier si Hélène ne me l’avait pas, une fois de plus, réclamée. C’était au printemps, et les arbustes verts de leur jardin poussaient en tous sens. Ils voulaient élaguer, scier les branches lourdes et couvertes d’eau. Ensuite, m’avait-elle expliqué, ils allaient semer une belle pelouse, épaisse et saine, s’installer sous les arbres taillés, et commencer enfin à songer aux enfants. Elle les imaginait déjà courir, s’ébattre sur l’herbe grasse.
Le soleil d’avril inondait le ciel, et tandis qu’Hélène me parlait, je contemplais la brillance des feuilles ruisselant sur la terre brune et détrempée du jardin – enfin, plutôt le carré vert et fou supposé devenir, plus tard, le jardin d’Hélène et Paul.
Mais il fallait d’abord que j’aille chercher cette scie, que je la pose entre les mains d’Hélène, tout en masquant mon trouble et mes craintes.
C’est ce que j’ai fait. C’était il y a dix ans, un dimanche, plus précisément le 22 avril 2007. Je m’en souviens parce que le soir même, j’ai rencontré Tod, dans un bar un peu étrange ; accoudé, la tête légèrement inclinée dans sa main gauche, il sirotait une boisson orange en observant les poissons qui tournaient dans leur aquarium rectangulaire et rouge. La lumière était rouge.
Nous avons dansé toute la nuit. Au petit matin, je savais que Tod était gaucher, un peu prétentieux et bon danseur.
J’ai épousé Tod l’année suivante, le 20 avril 2008, sous une pluie maussade et un ciel gris. Je savais alors que Tod était un peu prétentieux, bon danseur, et surtout colérique. Aussi, je l’avais prié de modérer sa consommation d’alcool car je ne voulais pas de scène conjugale, rien d’offensant pour le public convié ce jour là. Ce fut une bonne et belle journée, malgré les bourrasques de vent et la pluie incessante.
Le lendemain, nous avons déballé nos présents. Un paquet long, lourd, un peu volumineux a immédiatement attiré mon attention. J’ai déchiré le papier nacré, violet pâle qui l’entourait et ai ouvert le carton dans lequel se trouvait une scie électrique, neuve, aux dents d’acier luisant. Un petit mot accompagnait le cadeau : « De la part d’Hélène et Paul. Prenez soin de votre jardin ! ». J’ai franchement ri.
Nous n’avions pas de vrai jardin, juste un carré de terre planté d’arbres, et du bois à couper pour alimenter notre cheminée. C’était Tod qui coupait le bois, une fois par semaine au moins, et parfois le soir : ça le calmait lorsque sa journée avait été mauvaise. Finalement, ce serait plus commode ainsi qu’avec la vieille scie que ses parents nous avaient prêtée.
C’était ce que je croyais… C’est pourtant avec cette nouvelle scie que tout a commencé. Tod s’est mis à me menacer : à la moindre contrariété, il répétait combien il lui serait facile de me couper bras et jambes avec cette scie si l’envie l’en prenait. Je savais que c’était ridicule, qu’il ne le ferait pas, bien sûr, mais je ne pouvais empêcher la peur de sourdre insidieusement. Non pas à cause de la scie, mais à cause de ses yeux : les yeux de Tod, remplis de haine et de mépris dès qu’une broutille le contrariait, c’est-à-dire simplement quand j’exprimais un avis qui différait du sien — ce qui se produisait souvent. Cette situation n’avait rien d’alarmant mais elle m’était de plus en plus pénible.
Un soir d’octobre – je m’en souviens à cause des feuilles brunies qui craquaient sous mes pas – j’ai caché la scie. Je ne voulais plus voir les yeux fous de Tod, armé de cet instrument tranchant que je m’étais mise à haïr.
Je crois que ce fut notre pire soirée, cette scène invraisemblable où Tod, me poursuivant, hurlait tandis que je courais, mes pieds nus écrasant à peine les feuilles mortes, s’enfonçant dans la terre molle par endroits, jusqu’à ma chute, et le visage de Tod, pâle et crispé, tendu au-dessus du mien ; puis ses paroles, comme une menace grondante sortie du fond de sa gorge rauque : « Ne fais plus jamais ça, tu m’entends ? Plus jamais ! ».
Ensuite, nous sommes rentrés dans la maison glacée, à demi ivres de notre rage mal expulsée et j’ai pensé : « Plus jamais ça. Non, plus jamais ». Recroquevillée sous ma vieille couverture, je voyais flou, je pensais flou. J’imaginais un Tod tellement différent de ce qu’il était vraiment, Tod tel que je l’avais rêvé, un peu comme ce premier soir : bon danseur et gaucher, baigné de lumière rouge.
Plus tard, dans la nuit, je me suis levée doucement. J’ai sorti la scie de son étui. Je crois que je voulais vraiment couper du bois, scier des branches pour m’apaiser, et je pensais : « Non, plus jamais ça ». C’est alors que je j’ai vu, étendu, ronflant, dans la clarté blanche de la lune, un maigre croissant pâle aussi triste que lui. Je l’aurais voulu blessé, comme moi, mais il ne l’était pas.
Cette nuit-là, j’ai su que j’aurais pu scier chacun des membres de Tod, et que ça ne m’aurait même pas soulagée. Alors, j’ai reposé la scie dans son étui.
Le lendemain, je suis arrivée devant la maison d’Hélène et Paul. J’ai déposé la scie sur le pas de la porte. Dans le jardin brillant, deux enfants se cachaient derrière les buissons ronds. Ils jouaient et la voix d’Hélène appelait leurs prénoms presque en chantant. Il faisait frais et beau, les petits portaient des bonnets colorés.
J’avais froid ; je suis repartie sans faire de bruit.
Ensuite, je voudrais dire que je n’ai plus jamais revu Tod après notre divorce, bien sûr… Mais ce serait un pur mensonge.
Tous les matins, je vois le visage de Tod penché au-dessus de son café noir, ce visage un peu blême et ces joues creuses que je n’aime plus. Nous parlons peu. Dans la cheminée, une vieille bûche à demi calcinée se couvre de poussière.

10 commentaires
les cris jaillir hors des fenêtres ? C’était peut être un orgasme violent….
Elle peut leur rendre la scie maintenant que Todd a disparu….
@+
Tu crois ?
on imagine chez les autres, on vit chez soi
Restons chez nous
Tiens, ce pourrait être mes voisins, et j’avoue que dans le même cas de figure, j’aurai des craintes à restituer cet objet.
Bonne journée
On ne choisit pas ces voisins… hélas, parfois…
Toujours cette ambiance… inquiétante ! Elle n’a pourtant pas l’air Zalma quand on voit son sourire !
Elle a une jolie plume.
Salut
Un beau texte que j’ai apprécié.
Bonne semaine
merci