Occupe-toi. De lui. Ce soir, Asphyxie Post Partum une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma où le fond rejoint la forme, par une structure éclatée.
Asphyxie Post Partum
Petits grains clairs s’écoulent, inexorablement, temps mouvant, grain à grain ; l’odieux crissement. Le cri du sablier. Et elle. Lutte, bataille contre lui, veut la course gagner.
***
Un orage est passé. Reste celui qui, de l’abyssale matrice désormais évadé, lui survivra : petit être clair, de chair, de sang, à sa chair s’accrochant.
Sur la table, posés, les gestes d’habitude : serviettes, cuillers à thé, le pain, les miettes, ce que l’on peut nommer. Plus rien, pourtant, n’est vrai. Et elle. Elle se conçoit, à peine ombre, sans visage, aspirant malgré elle, expirant brouillard résous. De désirs tour à tour freinés, différés, évacués, elle s’est glissée dans l’intervalle, chute libre, tissage formé de renoncements. Désamorcée, se croit-elle. Ainsi la voudrait-on.
À sa gauche, les sons éteints : piano désaccordé. Elle regarde le vernis des touches muettes : silence en noir et blanc.
Quelque chose d’écorché bouge en elle.
Elle se retourne et le voit, limpide à la lumière d’hiver. Elle hait soudain sa survivance, germes de sève infinie, élan vital, en elle rompu.
Espace évanoui. Demeure, un goût de cendre dans la bouche ; lèvres closes, âme vide et quémandant, cogne creux, acharnée cherche encore.
Arrive celui, dont elle a porté fruit. Qui l’air de gestes emplit, prononce paroles d’embarras : à peine perceptible vapeur. Et elle, balance un peu son corps, douceur du rythme.
Elle dit : « Occupe-toi. De lui. Ce soir ».
Il va, caresse et berce le petit être tiède, glisse à l’oreille des mots tendres. Et elle. Balance plus fort, et d’avant en arrière. Œil figé, salle pleine revoit, ses doigts sur le clavier, courant, jouant. Larmes de joie. Applaudissements, et dans le crépitement, se lève et se rassoit, se lève encore, foule en délire salue, et rideau pourpre descend.
Elle rit, semi-cri un peu rauque. Il se retourne, appelle son nom, effleure sa main. Elle secoue, trop fort, bruit mat de chute : son corps à terre. Il murmure : « Isabelle… Regarde-moi ». Elle ne peut, les yeux hagards, figés, vers son centre de gravité tournés. Inquiet, il ramasse son corps, magma de rêves asphyxiés.
Ténèbres épaisses et noires, telle implacable chape liquide, engloutissent sa nuit.
Tentation du néant, infâme glissant.
Inspiration d’une apocalypse salvatrice, puissance aveugle du chaos.
Illisible destinée, échec redouté, affront, imprévisible silence à venir, dans l’obscurité traitre et rigide. Effondrement, de l’être en devenir, le sien. Triste conquête du renoncement.
Lui, petit dans sa puérile détresse, accroche son souffle de vie, tente de se dire, de s’aplanir et de grandir.
Hurlement soudain de bête sauvage, fauve traqué dans ses retranchements poussé, puis sur son flanc couché, gisant, brisé, cajolant sa folie. Amorce de l’ultime, ébauche du geste fou : luit dans la nuit la lame, non pas écarlate, pas encore.
Retour et suite d’une musique sans fin, agitant l’espace maudit, l’envergure rétrécie. Contre-attaque : le piano joue sa seule mélodie, étrange symphonie, devant elle qui redoute, sait qu’elle n’aura plus lieu, devant salle pleine ; arabesque, étoile filante : son avenir proscrit, son empire aboli. En elle, l’impérieux besoin de rouler hors du temps. Géant sémaphore muet. Immense agora. Ombre damnée et persistante.
Et l’époux qui, sa femme tient, à bout de bras, à bout de souffle.
Il dit : « rien », qu’il ne sait plus dire les mots simples, d’usure rétrécis.
Elle crie : « Ne vois-tu pas que je lutte, ne peux survivre, ne vois-tu pas ? ». Non, il ne voit pas ; et gémit sous ses pas, la marque de ses rêves fracassés, volées d’éclats noirs d’abjection. L’infinie douceur d’un souvenir le ramène soudain sur ses pieds, les pas de la mère, femme faite sienne, non plus l’absurde combat.
Petit être de fragilité, tissé dans sa membrane originelle, qui inspire et expire ; l’air est calme, qui l’enveloppe. La limite ici le pas franchit, s’affranchit.
Et elle, animée d’aigreur, de colère enflée, cherche à s’extraire, ne parvient plus à taire.
Dans l’immense jeu de rôle, où, comblée croyait-elle pouvoir, enflée d’orgueil, de fatuité, de vanité, croyait-elle pouvoir asseoir, se découvre là où se révèle sa faille, se réveille. Nul aboutissement, du chaos le frémissement. Gémissement incertain de son ombre, aveuglée de lumière, éreintée d’avoir glissé, pas après pas, suivi le long engourdissement, jusqu’à la sortie des ténèbres.
Dans le jour néfaste, les pâleurs tièdes, envahissent peu à peu l’abri précaire : elle vit, la déchirure de l’instant, l’arbitraire et le courant qui, l’emportent là, maintenant ; sa tête enserre de ses bras, veut les tourments évincer.
Animée de rages inutiles, de détresse stérile, accumulée, elle ne peut, de l’ivraie se délivrer. L’épaisse incertitude, frisson glacé qui terre l’amer désir, la grise, elle, l’être de papier, ses doigts courant sur l’immense clavier. Elle recueille les regards, admiration et généreuses moissons du don ; la salle, immense, brille, et elle, enfonce en la démence. Un prurit inarticulé.
Il tient, ses lèvres dans ses mains : elle, tord son corps, sur les carreaux glacés du sol, blancs, noirs, striés de sinuosités, monstrueuses abstractions : elle seule les voit, de bruits sonores emplit l’espace. Lui veut relever le corps, ne voit pas ce qui, déchiqueté, s’agite encore, blessant à mort, l’animal atterré. Et puis soudain, cherchant à éviter le coup, se blesse contre la lame acérée. Elle tient, en main, les preuves de sa folie exacerbée, l’acier effilé, la glissante lame.
Petit être, ses mouvements de vie, tristes et clairs, qui ne peut refouler les flots de colère, et l’œil effrayant de la mère, et le geste lent du père qui, la lame d’acier enfonce en la mère…
***
« Il fallait protéger », dira, plus tard, le père.
La scène fut, sans autre témoin, que le muet enfant.
7 commentaires
une tres belle robe et un tres beau dos nu….
Bon Samedi
@+ Pat
Quand l’image prend le dessus sur les mots…
enfanter c’ est faire un choix
Oui, enfanter c’est faire un choix, enfin pas toujours. Mais la psychose post partum est une réalité, nous ne pouvons le nier.
Bonsoir Trublion, je me permets d’apporter réponse, en tant qu’auteure de ce texte : voilà, il me semble plus que dommage de rester « obstinément » bloqué.e sur l’idée que « la mère doit toujours être parfaite »…
Et de passer à côté d’un texte, qui tente de montrer ce qu’est la psychose post-natale. C’est une psychose, donc ce n’est pas « un choix »…
(On en parle peu, dans les livres et dans la presse. Voire pas du tout.)
Et quand bien même il ne s’agirait « que d’une dépression sévère », ne pensez-vous pas que le jugement soit la dernière des choses dont une mère (qui est, rappelons-le, un être humain, pas juste un rôle ou une fonction… ) ait besoin ?
En tous cas, le but de ce texte était de montrer une pathologie souvent méconnue, non de susciter le jugement moral…
N’hésitez donc pas à le relire, avec peut-être, « d’autres lunettes »… (ou pas ;D )
Si sombre. Je ne suis pas certaine d’avoir tout compris !
Oui c’est assez sombre. C’est une nouvelle à lire et relire pour en découvrir tous les sens.