Découvrons ensemble un extrait de « John Steven » une nouvelle du recueil « Points de fuite», par Solange Schneider.
Points de fuite
Extrait de « John Steven »du recueil de nouvelles Points de fuite
D’interminables heures dans un train gémissant (…)
Exactement trois jours, trois nuits et cinq heures, à demi affalé sur la moleskine grise, à somnoler, dodelinant du crâne. J’avais soif ; une soif terrible au point de ne penser qu’à ça : une bière géante, blonde et fraîche, dégoulinante de mousse. Le sac posé à mes pieds cognait les parois métalliques et je flottais, l’œil embrumé derrière les vitres embuées : morceaux de paysages entrechoqués, aube pointant à l’horizon, et j’attendais le bout du jour. Fin de trajet.
La ville était paisible, presque rurale. Je m’habituais peu à peu aux relents de friture qui imprégnaient les drugstores où je mangeais parfois debout, tantôt assis sur le plastique rouge et usé. Je m’habituais au sourire nonchalant des habitants, à leurs gestes un peu lents, leur pas traînant et leur regard perdu quelque part au-delà de mes yeux.
Et surtout, je m’habituais à Deby… merveilleuse Déborah au large sourire brillant, aux lèvres trop fardées, ses cheveux longs et roux, épais, un peu décolorés par le soleil d’été. Et puis nos nuits chaudes à n’en plus finir, perlées de nos sueurs mêlées, de désirs assouvis.
Je pouvais rester là, à ses côtés, des heures entières à la regarder sans défaire son sommeil de chair : un vrai sommeil de femme, engourdi, lourd, un truc qui m’obsédait autant qu’il m’enchaînait. J’avais l’impression d’être un type agenouillé à ses pieds, un pauvre type en prière.
Et je ne voulais pas finir dans un costume trop grand et mal taillé, devant l’autel à répéter « oui mon Père, je le veux pour l’éternité », Deby de blanc vêtue, accrochée à mon bras. Et je ne voulais surtout pas, dix ans plus tard, servir des bières et des hot-dogs dans un drugstore mal éclairé, avec des gosses attachés à mes pieds, et la voix de Deby, traînante, usée, criant leurs noms à en racler le plancher.
Je suis parti. Il faisait nuit.
Mon sac était lourd. Il me restait quelques dollars, peu à vrai dire, assez pour traîner encore quelques semaines dans ce motel du Sud où j’avais atterri par hasard, loin de Deby, si loin… Quelque part près des couloirs obscurs où des passeurs vendaient l’espoir au vaste marché noir, frayant des chemins clandestins à la lueur des torches électriques.
Et ces hommes et ces femmes, venus de nulle part, piétinant la terre boueuse ou sèche, le cœur bourré de rêves, à balancer derrière leur dos vingt ans de vie, ou plus, entêtés à téter le Nouveau Monde aussi vieux que l’ancien.
J’avais ingurgité pas mal de bières ce soir-là. Le type était adossé au comptoir, un zinc terne, mal nettoyé, taché de cercles de verres posés à longueur de journée. Sans doute étais-je un peu ivre, suffisamment pour me contenter d’une soirée brève ou longue, solitaire ou non, en appui sur mes coudes à rêver de mers bleutées et de lunes rousses.
Oui, je crois que ça me suffisait. Le type s’est approché avec sa bière, ses yeux perçants, un peu inquisiteurs. Il a commencé à parler et je comprenais mal ce qu’il disait, son accent étrange ; mais le mien l’était tout autant…
10 commentaires
J’ai fait plusieurs fois la 66. Une fois entière de Chicago à L.A et plusieurs fois des morceaux en Arizona,, au Nouveau Mexique ou en Californie.
@+ Pat
Alors ce recueil de nouvelles est fait pour toi.
une vie de bohème !
Ce sont des nouvelles qui devraient te plaire.
Une ambiance sombre qui donne envie d’en savoir un peu plus …
Merci, je note.
Bon mardi avec des bisoux, cher bernie.
C’est un excellent recueil que je te conseille vivement.
merci de ton passage par chez moi…bonne soirée
Merci, as tu aimé cet extrait ?
Je vais commander le livre, bon mardi !
Super.