J’ai attendu le pain… une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma, qui traite du couple, de l'enfant, du pain… et surtout, de l'attente et du déni, et d'une disparition aussi…

J’ai attendu le pain…
Il faisait beau, ce matin-là, et j’ai préparé le café. Un bon café odorant, que Laurent et moi avions découvert tout récemment dans une boutique spécialisée.
J’étais heureuse de pouvoir enfin en boire à nouveau, puisque je n’allaitais plus Bastien, et que le médecin me l’avait déconseillé durant de nombreux mois. À présent, Bastien était presque « grand » : nous allions fêter la première année de notre fils, poser une jolie bougie sur un petit gâteau décoré et passer une belle journée.
Alors, pendant que Bastien dormait encore – à vrai dire, je l’avais recouché dans ses draps bleu ciel, parce que la nuit avait été éprouvante : notre fils « faisait ses dents » — j’essayais de me réveiller. Les petits invités viendraient dans l’après-midi, avec leurs parents : trois couples d’amis dont les femmes avaient accouché presque en même temps que moi.
J’ai porté la tasse en porcelaine à mes lèvres, et le goût du café m’a fait un bien fou. Je ne le sucre jamais, j’aime son amertume veloutée. Et j’aime encore plus quand je croque un morceau de baguette dorée, croustillante, à peine beurrée : le pain frais que Laurent rapporte tous les dimanches, en rentrant de son jogging. Mon mari aime entretenir sa forme et je l’y encourage.
En attrapant la cafetière pour me servir une seconde tasse de ce breuvage délicieux, j’ai regardé la grande pendule accrochée au mur couleur vanille de notre nouvelle cuisine : neuf heures et vingt minutes, le pain que j’attendais n’allait pas tarder à arriver, en même temps que Laurent, un peu rouge et essoufflé.
Après en avoir bu quelques petites gorgées, je suis allée dans la chambre de Bastien : il dormait comme un ange, nous pourrions en principe déjeuner en paix.
Ensuite, je suis retournée dans la cuisine, et j’ai attendu le pain…
À dix heures, j’ai décidé de préparer les œufs brouillés qui accompagneraient le pain que j’attendais ; ainsi que Laurent, bien sûr. Il serait content de trouver les œufs fermiers déjà prêts, accompagnés d’un peu de bacon grillé. Ce serait parfait, avec le pain frais !
À midi, j’ai commencé à m’inquiéter, mais Bastien s’était réveillé et je devais m’occuper de lui, le changer, lui donner à manger et le couvrir de baisers. Impossible de joindre Laurent, j’espérais qu’il ne lui était rien arrivé de grave, mais que pouvait-il se produire d’inquiétant sur le chemin de la boulangerie de notre quartier ? Aucun média n’avait signalé un quelconque accident sur le trajet habituel qu’effectuait Laurent, alors, que pouvait-il bien se passer ?
À treize heures, j’ai cessé d’attendre le pain parce que la boulangerie fermait à midi, et qu’il ne fallait à mon mari qu’une dizaine de minutes pour rentrer à notre domicile. C’est ce que j’ai expliqué à l’officier de Police qui prenait ma déposition, tandis que je berçais notre fils, pour le calmer.
- Vous vous entendiez bien, avec votre mari ? m’a demandé une femme en uniforme, un peu plus tard.
- Bien sûr, Laurent ramène le pain chaque dimanche matin, en rentrant de son jogging, ai-je répondu, surprise par sa question.
- Vous ne vous disputiez jamais ?
- Presque jamais, nous étions très heureux, ai-je cru bon d’ajouter.
Et puis, j’ai répété encore et encore :
- Vous savez, j’attendais le pain !
La femme a hoché la tête, m’a dit que je pouvais annuler ce que j’avais prévu de faire ce dimanche.
Alors, j’ai annulé l’anniversaire de Bastien en me promettant de le reporter au dimanche suivant. Nos amis se sont montrés compréhensifs quand j’ai expliqué au téléphone : une nuit pénible, Bastien fiévreux et trop fatigué… Je n’ai pas voulu en dire davantage.
*****
Ce n’est que trois mois plus tard que j’ai enfin compris, lorsque la même femme en uniforme a planté ses yeux bleus droit dans les miens en disant :
- Vous savez, ça arrive plus souvent qu’on ne le pense : un coup de ras-le-bol, le mari part chercher des cigarettes au coin de la rue et il ne revient jamais…
- Oui, mais moi, c’est différent : j’attendais le pain, pas des cigarettes ni des allumettes, vous comprenez ?
J’ai répondu ça en donnant un biberon de lait tiède à Bastien, assis sur mes genoux. La femme en uniforme a prononcé des mots que je n’ai pas très bien compris, et surtout cette expression : « disparition volontaire ».
Alors, dans ce commissariat de Police, j’ai soudain presque crié :
- Mon mari est parti chercher du pain, pas des cigarettes, ça n’a rien à voir !
Et puis, je me suis levée pour rentrer chez moi. J’ai posé Bastien dans son cosy pour qu’il s’endorme, et comme nous étions dimanche, j’ai mis la poudre du café dans le filtre, trois doses ; j’ai versé l’eau et j’ai regardé le café sortir, telles de magnifiques perles brunes et odorantes.
J’ai versé le café dans la tasse, mon mari n’allait plus tarder, j’en étais sûre. Alors, j’ai attendu le pain…
Une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma écrivain, auteur de « Chemins étranges » et « Points de fuite »
14 commentaires
c’est du café italien au moins !
Bien sûr !
une attente infernale
totalement
Une attente inquiétante…. nouvelle très agréable à lire
Oui très agréable, j’espère que tu vas bien
quand le pain va-t-il arriver ? … jolie écriture
merci Annie
Je l’ai lu avec plaisir…c’est réaliste et poignant à la fois de voir à quel point cette jeune femme est dans le déni absolu…merci pour ce partage
Merci pour ce chouette commentaire
Tragique situation quand ça arrive!
Une attente interminable… Belle plume !
merci