Voici une nouvelle sur un sujet dont on parle encore peu, et si on ose l'évoquer, c'est souvent à demi-mot, tant il reste encore tabou dans nos sociétés… Et pourtant, cela existe bien plus qu'on ne l'imagine, bien plus qu'on ne veut le voir, parfois.
Alors, parce qu'il faut aussi en parler, et parce que le courage, c'est parfois tout simplement, savoir choisir la liberté, voici ce texte : "Sans faire de bruit".
Sans faire de bruit
Il ouvrit la porte sans faire de bruit. C'était devenu son obsession ces derniers temps : ne pas faire de bruit. Surtout lorsqu'il rentrait tard : pousser doucement le battant en bois gris, qu'il avait fraîchement repeint cet été, et puis se faufiler, se glisser jusqu'à s'évanouir dans les entrailles sombres de la maison trop grande pour elle, pour lui. Pour tous les deux.
Oui, ne pas faire de bruit, se taire, le plus possible. Disparaître, s'aplatir contre les murs, gris eux aussi, comme la porte et comme sa vie. Gris comme lui.
La pendule fixée dans l'entrée sonna minuit. Il sursauta, repensa à ces jeux d'enfants, il y a si longtemps, lorsqu'ils chantonnaient tous en chœur avec un brin de candeur, et finissaient pas chuchoter de leurs voix mystérieuses et fluettes : « Minuiiiit… c'est l'Heure du Crime ! ».
Le crime, Charles y songeait depuis un bon moment. C'était une histoire stupide qui avait déclenché cette pensée : une histoire de cruche mal rangée. Pour la énième fois, Valérie s'était mise à crier : « Mais tu ne peux pas ranger les choses à leur place, non ? ».
Ensuite, cela avait duré des heures, de longues heures que lui, Charles, avait passées à écouter ces récriminations acariâtres : « De toute façon, si je ne m'en occupe pas, cette maison tombe en ruine ! Tu n'es même pas capable de mettre ton linge dans le panier, et si je compte sur toi pour laver le linge, on est bons pour vivre dans la crasse… ».
Le pire, c'était toujours le moment où quelque chose basculait dans ses yeux, le moment où s'allumait une lumière malsaine au fond des prunelles sombres, et Valérie montait le son d'un cran : « Mais tu m'écoutes, au moins, Charles ? ».
Ensuite, elle s'approchait de lui jusqu'à frôler son âme pour mieux l'écorcher et hurlait : « De toute façon, tu n'es qu'une pauvre merde ! Tu m'entends ? Une pauvre merde ! ». Parfois, elle le poussait, enfonçait violemment ses poings dans ses côtes en hurlant : « Mais t'es même pas foutu de dire quelque chose, pauvre con ! ».
Charles encaissait les mots tels des coups, et les coups tel un poignard s'enfonçant dans ses côtes, mais il ne bougeait pas. Et ne répondait rien. Il ne voulait pas devenir « un homme violent ». Alors, il attendait que « l'orage passe », presque naïvement. Cela faisait plus de vingt ans qu'il attendait ce que promettait l'expression : « après la pluie, le beau temps ! ».
Sauf que sa vie se résumait en une mauvaise symphonie de pluie et de grêle mêlées, parfois de neige glacée, et de grisaille, toujours.
***
Ce soir-là, donc, Charles poussa la porte encore plus doucement que d'habitude. Les crises de son épouse étaient devenues si violentes qu'après les bris d'objets au sol et contre les murs, il craignait désormais qu'une bouteille ou une assiette vienne frapper son front. Deux jours plus tôt, un verre avait frôlé sa tempe…
Au moment où il pénétra dans le salon, une lumière violente jaillit, illuminant la pièce, aveuglant ses yeux, et Charles se prépara à entendre une pluie acide de reproches… mais il n'eut pas le temps de courber les épaules : incrédule, il les vit, plantés en rang d'oignons. Il les scruta un à un, tous ces visages qu'il connaissait et qui lui faisaient face, les frères et sœurs, les oncles et les cousins de son épouse, tous chantaient à s'en époumoner : « Happy Birthday to you, Charles… ! », tandis qu'un énorme gâteau multicolore trônait sur la table du salon, décorée d'une nappe satinée et de cotillons, ainsi que des verres et du champagne dans un seau en argent.
« Tu ne dis rien, pauvre merde ? J'organise ton anniversaire surprise, et toi, tu ne sais même pas remercier ! ». C'était la musique que Charles entendait dans sa tête, qui couvrait les paroles de la famille invitée, qui couvrait tous les « Happy Birthday » . Oui, la chanson que lui chanterait Valérie, dans quelques heures, comme l'année dernière, et comme tous les ans. Mais cette année, elle ne manquerait pas d'y ajouter : « C'est à cette heure-là que tu rentres, pauvre idiot ? Tu sais pendant combien de temps on t'a attendu… ? Combien de temps ma famille t'a attendu, tu te rends compte de ça, hein ? Tu ne respectes vraiment rien ni personne, d'ailleurs, tu n'es qu'une merde. Une pauvre merde ! ».
Comment avait-il pu oublier son propre anniversaire ? Être aussi stupide, et oublier cette date qui déclenchait, chaque année, la pire des crises !
Et puis, comment se pouvait-il que personne n'ait rien remarqué, depuis tant d'années, depuis tant d'anniversaires ? Qu'aucun membre de sa famille n'ait jamais rien vu, ne se soit jamais douté de quelque chose ? Il fallait que cesse cette mascarade.
Alors il but, pour faire bonne figure, mais pas trop, afin de conserver ses idées claires. Il plaisanta avec l'oncle et le cousin, et même avec sa propre sœur, invitée également, oui, sa sœur qui, elle non plus, ne s'était jamais douté de rien.
Ensuite, il ouvrit ses cadeaux, un à un, et remercia avec politesse toutes celles et ceux qui avaient pensé à lui, à ce jour si important, ce jour où il fêtait ses quarante ans, ce jour qui marquerait le tournant de sa vie.
A minuit quarante-cinq, Charles s'éclipsa tandis que Valérie découpait le gâteau, un énorme couteau tranchant dans sa main droite. Pendant qu'elle ôtait les bougies que Charles avait soufflées, quelques minutes plus tôt, le quatre et le zéro, lui saisissait la poignée d'une minuscule valise bleu ciel dans laquelle il avait jeté à la hâte un rasoir, un peigne et quelques vêtements de rechange.
En passant la porte, il tâta la poche intérieure de son veston, vérifia que s'y trouvaient bien ses papiers ainsi que sa carte de crédit.
Il partit à pieds, marchant doucement d'abord, pour ne pas faire de bruit… puis, de plus en plus vite, à mesure qu'il s'éloignait de la grande maison grise…
Dehors, l'air était vif et frais, et Charles huma à pleins poumons l'odeur de la liberté.
Copyright Solange-Schneider-Zalma
Une nouvelle signée Solange Schneider pseudo Zalma écrivain, auteur de « Chemins étranges » et « Points de fuite »
6 commentaires
oui oui on en parle pas des violence faites aux hommes…par ces sorcières !
tu vas fonder un comité de défense.
le bonheur de la liberté retrouvée
une liberté attendue
Il a enfin pris la bonne décision! me voici de retour et espère que tu va bien?
oui, merci je vais bien