Les péripéties d’un escroc invétéré, volage et immature, refaçonné par l’imaginaire de son fils nomade.
Comédien, réalisateur du documentaire Cousine Madenn (2015), Grégoire Thoby signe un premier roman attachant et caustique, profondément ancré dans notre époque.
Souvenirs réels et fantasmes se mélangent pour brosser le portrait d’un père à la fois absent et pesant.
La ride du souci
"La ride du souci", le premier roman de Grégoire Thoby vient de recevoir la mention spéciale du jury du Prix du Roman Gay 2021 !
L’histoire
Bernard a disparu. Endetté jusqu’au cou, le quinquagénaire breton s’est visiblement fait la malle. À moins qu’on ne le retrouve au fond d’un lac, un boulet au pied ? Soyons honnêtes, personne ne serait surpris.
Nomade, son fils Gaëtan s’est isolé dans le désert andalou avec son compagnon. Il fuit ce père escroc comme la peste. Arnaque après arnaque, le jeune homme est constamment interpellé par les victimes de son géniteur – des mères célibataires, essentiellement.
Mais Bernard semble avoir vraiment disparu cette fois-ci. De plus en plus anxieux, plongé dans ses souvenirs, Gaëtan va alors tenter de mieux comprendre ce Peter Pan amoral, jusqu’à fantasmer l’impossible : la rédemption de son père.
Mêlant tendresse et humour grinçant, ce livre intimiste, singulier, à l’écriture vive et lucide, est un acte de résistance contre l’inéluctable.
Extrait
C’est vrai qu’au fond, bien au fond, il le reconnaît, Bernard n’a jamais assumé son statut d’adulte. Il n’a jamais voulu leur ressembler, à eux, ceux qui travaillent en arrêtant de rêver, ceux qui acceptent de rentrer dans le moule, qui n’osent plus rien, qui réfléchissent trop, qui confondent responsabilité et asservissement, qui paient leurs impôts sans broncher. Plutôt crever.
« Peter Pan ». Qu’a donc voulu insinuer son satané psy par le biais de son premier fils lors de cet exercice malsain ? Inconsciemment, tandis qu’il flâne sur le trottoir du marché aux puces des Halles Saint-Louis en ce samedi matin, il se met à fredonner Billie Jean de Michael Jackson dans un anglais yaourt. Il a déjà entendu parler de ce syndrome à la radio, ça concernait le chanteur justement.
Il avait écouté d’une oreille distraite avant de zapper sur Rire et Chansons dont il connaît chaque sketch par cœur, jusqu’aux intonations de chaque humoriste, homme ou femme. Non, il n’aime pas les enfants. Du moins, pas de cette façon. Ça doit être autre chose…
Et puis, on ne résume pas un individu à un syndrome. Il faudrait sans doute inventer un nouveau syndrome pour son cas à lui. Il n’est pas les autres. Il n’est pas quelqu’un qu’on peut réduire à une simple terminologie clinique.
Il est Bernard Guivarch, bon Dieu ! « Le syndrome Bernard Guivarch, ça sonne bien ça, se dit-il. Quitte à ce qu’on me colle une étiquette, autant qu’elle porte mon nom. »
L’enfance. Il ne l’a jamais quittée. Ses souvenirs sont si clairs, si limpides, si nombreux, plus que n’importe qui, il en est convaincu. Comme si c’était hier. Tout était mieux avant, définitivement.
Les jouets en bois, les vieux trains électriques, les voiliers miniatures… et pas ces saletés d’appareils électroniques sans âme aux couleurs criardes qui polluent aujourd’hui les rayons de jouets des centres commerciaux.
D’ailleurs, qui achète encore des jouets en magasin ? Tout se fait par l’internet maintenant. Clic. Clic. Tous des robots. Des zombies. Une belle Amazone aux grosses loches, ça oui, mais Amazon, non, non merci. Le contact avec le commerçant, l’humain, c’est fini tout ça. Tout se perd. Même en allant au cinéma, on n’a plus de véritable ticket.
On paie via une machine, quand elle veut bien fonctionner, et on récupère un reçu immonde où le prix indécent prend davantage de place que le titre, quand celui-ci est lisible ou non tronqué, et dont l’encre grisâtre ne tiendra que quelques mois.
De toute façon, à quoi bon continuer à collectionner les tickets de cinoche, y a même plus de bons films à aller voir. Delon, Belmondo, Montand, de Funès, Bourvil… le cinéma français de sa jeunesse, c’était quand même autre chose, y a pas à tortiller.
Heureusement, il y a encore les brocantes, les marchés aux puces, les antiquaires. Ici, le passé est toujours palpable, les gens semblent respecter les anciens, on papote avec d’autres connaisseurs enthousiastes et passionnés, les odeurs y sont réconfortantes, familières, on y retrouve des objets qu’on pensait perdus à jamais et d’autres, insoupçonnés, qu’on découvre avec merveille, on voyage, on est ailleurs. Le bonheur. La madeleine de Marcel, le tube de lait concentré de Bernard.
Malheureusement, plus le temps passe et plus les lieux qu’il peut fréquenter sans risquer d’être accosté-emmerdé-agressé par l’un de ses requérants se font rares. Il y a tant d’endroits où il ne peut plus mettre les pieds ; certains quartiers entiers lui sont désormais proscrits. Zones minées. L’impression d’être en cavale. L’adrénaline, au fond.
Tiens, là, à environ vingt mètres, entre les cartons de 33 tours et l’argenterie Art déco, c’est M. Le Goff, le papa de Valentin, un ancien camarade de classe de son troisième fils. Vite, demi-tour ! Ne pas courir, ce serait suspect.
Grégoire Thoby
Né en 1988, Grégoire Thoby a grandi à Nantes. Comédien, il est aussi l’auteur d’un documentaire, Cousine Madenn, projeté internationalement et primé au We Care Film Fest de New Delhi. Il réside aujourd’hui dans le désert de Mojave en Californie où il se consacre à l’écriture et à la transformation d’un bus scolaire converti en maison autonome, afin de sillonner les routes. La Ride du souci est son premier roman.
2 commentaires
quand on ne joue pas le jeu, il y a un retour de flamme
exact