Lundi bleu, jour noir…
Quatrième partie
15h 10 :
Le cabas gît dans l’entrée, une partie des courses sur le sol, les pommes de terre ont roulé sur le bois ciré…
Les doigts de Clarisse tapotent à toute allure pour accéder au message. Enfin, elle entend la voix, la même que l’autre jour, celle qu’elle avait prise pour Georges. Mais l’accent est marqué, beaucoup plus marqué… :
- Bonjour madame. Vous m’avez téléphoné mardi dernier, vous cherchiez Georges, c’est cela ? Pouvez-vous me rappeler dans la journée, s’il vous plaît ?
Clarisse est désarçonnée. Bousculée, partagée entre la curiosité et l’envie de prolonger ce moment où tout est possible, cet espoir fou. L’idée que l’homme sait quelque chose au sujet de Georges, qu’il va la mettre en lien avec lui.
15h 30 :
Clarisse a rangé ses emplettes : légumes dans le bac du frigidaire, beurre et fromage sur les étagères, fruits déposés dans la coupe sur la table, paquets de riz et de pâtes dans les placards…
Et surtout, elle a lavé ses mains, en comptant et en savonnant longuement, parce que « le virus mute, il est dangereux ».
Elle se demande si l’amour est comme un virus, aussi dangereux, s’il peut tuer, mais elle connaît déjà la réponse : oui, l’amour a failli la tuer.
Elle voudrait bien qu’il mute, mais pour devenir moins dangereux.
Elle va rappeler « Georges ??? », tout à l’heure…
15h 40 :
Elle se recoiffe, avant de téléphoner, comme si « Georges ??? » allait pouvoir la voir…
Enfin, on ne sait jamais, tout est possible, à l’heure actuelle. Clarisse a entendu parler de « Face-Time », mais ne s’en est jamais servi…
Elle peint ses lèvres minces couleur corail, place des boucles d’or et de diamant dans ses oreilles percées, se regarde sans se trouver jolie, mais pense que tout de même, pour son âge, elle n’est pas si mal conservée ! Georges est plus âgé, elle se demande à quoi il peut bien ressembler, mais quelle importance puisque ce n’est pas Georges qui l’a appelée, tout à l’heure…
16 heures :
Elle inspire, expire, se sent enfin prête à entendre la voix, cet étrange accent :
- Merci de m’avoir rappelé, dit l’homme immédiatement.
Il l’a reconnue, sans doute a-t-il lui aussi entré son nom dans la mémoire de son portable. L’accent est bel et bien américain, mais ce n’est pas Georges.
- J’ai quelque chose à vous remettre, de la part de Georges.
Clarisse pense qu’elle a mal entendu, mal compris, ou alors, l’homme se moque d’elle. Elle s’assoit, blême, bredouille :
- Mais… vous n’êtes pas… Georges, non ?
Il répond immédiatement :
- Je ne suis pas Georges, Clarisse… Vous êtes bien Clarisse ?
Elle n’aurait pas dû lui dire son nom, mais est-ce qu’elle pouvait deviner que cet homme allait se moquer d’elle ?
- Teddy… je m’appelle Teddy… Je suis le fils de Georges.
Quelque chose chavire tout à coup. Teddy… bien sûr, Georges lui parlait souvent de son fils, avant de partir aux Etats-Unis. Au moment de son départ, Teddy avait six ans…
- Vous m’entendez, Clarisse ?
Teddy… Clarisse se souvient très bien de la photo de ce petit garçon aux boucles blondes…
- Clarisse… mon père a laissé une lettre pour vous, à ouvrir après son décès. Alors, je voudrais vous la remettre. En mains propres, si possible.
Clarisse n’entend que ces mots : « après son décès ». Ils résonnent en elle avec violence, menacent de la faire chavirer. Elle se trouve soudain au milieu d’une mer déchaînée, le navire va couler… Elle répète stupidement :
- Après son décès… il… il est… mort ?
Un court silence, et Teddy répond :
- Le virus l’a emporté il y a un mois, Clarisse.
Les mots martèlent sa tête, menacent de briser sa raison : «Le virus mute, il est dangereux. Restez chez vous, sauvez des vies… Le virus mute, il est dangereux. Restez chez vous, sauvez des vies… Le virus mute, il est dangereux…»
SEMAINE 6 :
Mardi :
Clarisse a l’impression de traverser les jours dans un état de stupeur folle.
Ils sont convenus de se rappeler dès la fin du confinement pour se voir, se rencontrer… pour que Teddy lui remette la lettre, aussi.
Elle se demande ce qu’elle contient, ce que Georges lui a écrit… Oui, elle est dévorée de curiosité à l’idée de ces mots qu’il lui a légués… à défaut d’être là. Puisqu’elle ne le verra plus. Plus jamais.
Elle prend une feuille de papier, y trace au feutre ces mots définitifs : « PLUS JAMAIS », en grosses lettres multicolores. Ça lui rappelle les cours de calligraphie qu’elle prenait, il y a quelques années, parce qu’il fallait bien faire quelque chose, et parce qu’une collègue lui en avait parlé, en prenait elle-même.
Alors, Clarisse avait décidé que la calligraphie était une activité convenable, en attendant Georges, pour occuper les longues soirées pleines de son vide. Une façon à elle de tisser sa toile, non pas telle un arachnide, mais plutôt comme Pénélope tissait sa tapisserie… enfin, l’image que Clarisse s’en faisait, une histoire tissée d’attente et d’espoir, une histoire romantique, au fond…
Clarisse a hâte de rencontrer Teddy, de lire la lettre…
Elle a hâte que le confinement s’achève enfin.
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Lundi bleu, jour noir… Troisième volet
2 commentaires
Rien de pire que l’attente !
oh que oui…