Rencontre 2.0 : « Et si on se baladait le long du Canal du Midi ? », Le noir, c’est bien ! une nouvelle signée Solange Schneider qui écrit sous le pseudo Zalma, dont la fin va vous étonner !
Rencontre 2.0 au bord du Canal du midi
Le noir, c’est bien !
Noir. Le noir, c’est bien, ça amincit. Ça amincit, ça cache les formes, ça dissimule jusqu’au malaise, en tous cas j’aimerais bien. Que le noir engloutisse mon malaise. Mon malaise et mes peurs, pas mes espoirs.
Rentrer le ventre au maximum, mais ne pas trop forcer, pour ne pas paraître boudinée. Boudinée dans une robe noire, ce serait d’un ridicule et personne ne veut avoir l’air ridicule. Surtout pas moi, surtout pas ce soir. J’ai un rendez-vous. Rendez-vous 2.0, rendez-vous 4.0, je ne sais pas trop, au fond ça n’a pas d’importance. La seule chose qui importe est d’être mince ou bien de le paraître, c’est égal. Paraître mince, avoir du chic, si possible être blonde.
Blonde, c’est mieux. C’est toujours mieux. Un dernier coup de peigne, je vérifie : on ne voit pas les racines sous la teinture. Je ne suis pas blonde, je parais blonde, c’est l’essentiel. Le portable vibre sûrement un message de Xavier. Il m’attend à « La terrasse du bistrot » dans un quart d’heure.
Xavier, rencontre 2.0 ou 4.0, je n’ai jamais très bien compris ce que signifient ces chiffres, si ce n’est qu’ils veulent dire « pas dans la vraie vie », « sur Internet », sites de rencontres et compagnie. Même si avec Xavier, ce n’est pas tout à fait ça, c’est presque ça. Il ne m’a pas encore vue, en photo, je veux dire : sur mon Facebook, j’ai mis des fleurs, des arbres, un bord de mer… il n’a aucune idée de la tête que j’ai aujourd’hui. Pas celle d’avant, bien sûr que non.
J’ai recherché son nom, Xavier Fourcade, ai trouvé sur Facebook et cliqué, « demande en ami », il a dit « oui ». « Dites bonjour à votre nouvel ami », j’ai fait « coucou, c’est moi, de la classe de 4ème C, collège Sainte-Maxime, tu te souviens ? ».
Xavier a répondu « non, pas très bien, comment étais-tu ? » et il ajouté « je suis sûr que tu es très jolie aujourd’hui » et « tu fais quoi dans la vie ? ». Je n’ai pas dit la vérité, ça l’aurait fait flipper, alors j’ai répondu « comptable, et toi ? ». « Architecte, et tu fais quoi ce soir ? ». Parce qu’on n’habite pas très loin l’un de l’autre. Il a dit « je suis rentré à Toulouse il y a six mois, avant je bossais à Paris », donc il a demandé « tu fais quoi ce soir ? ».
Je n’ai pas dit que j’avais prévu de me morfondre devant la télé, un film stupide ou une émission de variétés, en mangeant des carottes râpées sans huile et sans sel, un plat fade comme un ciel laiteux où le bleu n’apparaîtrait jamais. Pour ne pas prendre un gramme. Il a redemandé mon prénom, j’ai répondu « Angeline », il m’a dit « c’est étrange que je ne m’en souvienne pas », mais moi ça ne m’étonne pas du tout, en 4ème C tout le monde m’appelait par mon surnom, jamais par mon prénom, alors c’est sûr qu’Angeline, tout le monde a oublié. Mon prénom et le reste aussi, d’ailleurs.
De toute façon, « Angeline », c’est moche. Ce n’est jamais le prénom que je donne à mes clients, d’ailleurs ils s’en foutent, ils veulent « une prestation de qualité », c’est-à-dire que je sois chic, bien habillée, blonde et mince, que je les accompagne à des dîners ou des cocktails en traduisant lorsque c’est nécessaire. J’ai un petit don pour les langues, je maîtrise le russe, l’allemand, l’italien, l’espagnol et le serbe, en plus du français, bien sûr. Et ça se paye. Mais comme je rends d’autres services aussi, mon métier s’appelle parfois « escort-girl multilingue », et parfois « pute ».
Je jette un coup d’œil au texto « j’arrive dans un quart d’heure », je réponds que j’aurai un peu de retard à cause d’un contretemps et « est-ce que c’est possible vers vingt heures seulement ? ». Xavier répond « bien sûr » et j’enchaîne sur « et si on se baladait le long du Canal du Midi ? », il dit « oui, ça sera romantique, rendez-vous à la vieille écluse dans une heure, alors ? ». Je réponds « oui, j’ai hâte ». Il croit qu’il maîtrise le jeu…
Dix-neuf heures quarante, j’attrape mon sac, vérifie ma tenue : robe noire parfaite, cheveux peroxydés lisses et brillants, je suis mince comme un fil, je coule mes pieds dans les chaussures à talons-aiguilles-semelles-rouges, glisse dans mon sac rouge à lèvres, lime à ongles, petit flacon de parfum, et une dernière chose, un peu plus encombrante… Pour lui apprendre à retenir mon prénom. Le vrai. Pas mon surnom, celui que j’entendais à longueur de temps et de couloirs, dans le triste collège gris où je pleurais de désespoir, en classe de 4ème… Alors oui, je glisse l’objet dans mon sac et me dirige vers le Canal du Midi où m’attend Xavier Fourcade. C’était lui qui l’avait trouvé, cette saloperie de surnom qui m’a laissé des traces aux poignets quand j’ai ouvert mes veines pour ne plus vivre, ne plus les écouter, ne plus jamais les entendre chanter, rire et hurler « La Grosse Rouquine ! », ni « Face de Rat, va te cacher dans les égouts ! ».
Alors ce soir, pas un seul kilo en trop dans ma petite robe noire, le noir c’est bien. Pas un seul cheveu roux ne dépasse, et le gros marteau en métal est bien rangé, caché tout au fond de mon sac.
Xavier sera le premier à payer…
Il fera noir au bord de l’eau ce soir, personne ne me verra ouvrir mon sac, en sortir le marteau, approcher en silence ; sentir le métal froid, le prendre par surprise, frapper sa tête, l’entendre s’effondrer dans un bruit sourd et mat, et puis pousser son corps dans l’eau verdâtre du Canal.
Oui, le noir, c’est bien. Personne ne verra rien, à part mes traces de pas.
Mais la neige tombe en petits flocons blancs : elle effacera peu à peu les traces de mes pas et dans quelques heures, on ne verra plus rien. Juste une couche épaisse de poudre immaculée et scintillante…
Le blanc, c’est bien aussi.
10 commentaires
que de précautions pour une si triste fin
oui…
Elle nous fait fantasmer cette Solange…..Le canal du midi je l’ai longé en moto quand on pouvait ou alors à pied pour faire le tunnel de Malpas… Mon beau frère l’a fait en péniche lui…Dommage je n’ai jamais eu l’occasion de la faire de cette maniere
@+ Pat
C’est un lieu incontournable du Sud-Ouest
J’adore!
merci
Oui, il faut aller jusqu’à la fin !
absolument !
C’est super bien écrit et le suspense me plaît aussi !
c’est parfait