Voici deux extraits d’une nouvelle (du recueil « POINTS DE FUITE ») dont le thème est l’exil : aussi bien l’exil géographique et culturel que l’exil à soi-même : celui qui nous guette tous, où que nous soyons et quelles que soient nos origines…
Je vous souhaite une excellente lecture !
L’EXIL
Ce matin, tu t’es levée tôt, bien avant le jour. Quand tu sortiras tout à l’heure, l’air sera encore un peu frais, mais pour l’instant, tu t’actives dans la petite cuisine où Maryam et moi ne tarderons pas à te rejoindre. J’entends le cliquetis des couverts qui s’entrechoquent, le bruit des tiroirs que tu ouvres pour en extraire les ingrédients que tu mélanges dans le saladier en verre : le sucre et les dattes douces, le miel suave et les amandes, à peine amères ; de l’huile aussi qui coule, brillante et transparente. Une musique sort de tes lèvres, traverse les murs du logement exigu où nous nous blottissons, toutes les trois réunies depuis si longtemps déjà que nous oublions presque parfois qu’autrefois, nous étions plus que trois…
Maryam chuchote quelque chose que je n’entends pas, sa voix semble frêle, à peine un tendre filet d’eau claire où l’inquiétude se mêle. Je sors de mon lit, quitte à regret les draps tièdes et froissés, tente le silence mais le bruit de l’eau couvre ton chant. Ce chant, ma mère, c’est un appel lointain ; c’est lui qui habille tes pensées, c’est lui qui t’aidera à supporter l’autre versant, la face opaque de ta vie qui sans lui serait grise à l’infini.
Ma sœur Maryam s’habille sans bruit : ne pas te déranger, te laisser juste un peu encore dans le monde que tu te crées, qui t’accompagne depuis tant d’années. Microcosme serti de gaieté, nous ne voulons pas l’abîmer. Maryam répète sa phrase un peu plus fort : « Samira, tu le sais, toi ? » et j’ignore ce que je devrais savoir. Seul le ton de sa voix m’interpelle, mais je suis pressée : comme elle, je dois préparer un sac rempli de livres et de cahiers. Par la fenêtre, j’aperçois un croissant de lune pâle et fin, tandis que le ciel peu à peu rosit. Maryam me dit : « C’est Samir… je ne l’aime pas… » J’écoute distraitement, ne comprends pas, ne comprends rien : ma sœur n’aime pas Samir, et alors, quelle importance ?
(…)
Voici le premier jour de fête, enfin… Celui pour lequel tu as tant préparé, ce jour qui te met en joie, ma mère : les dattes et le lait, et tant de mets sucrés sont posés sur la table qui semble immense. Les invités commencent à arriver : des cousins éloignés, des oncles et tantes parés, les mains encombrées de présents, et des petits enfants courent en riant autour de la table dorée, si belle et décorée. Soudain, le visage de ma sœur s’assombrit et j’entends un prénom. J’entends « Samir », me souviens que Maryam n’aime pas Samir, ni sa famille ni sa maison. Je commence à comprendre qu’il se trame quelque chose.
Nous mangeons dans un brouhaha qui pourrait être joyeux mais qui ne l’est pas. Par-dessus son pantalon noir, ma sœur porte une tunique mauve à col montant, dont les manches couvrent ses bras jusqu’aux poignets. Aucune couleur sur ses joues ni sur ses lèvres, aucun bijou. Un long foulard, d’un violet irisé, encadre son fin visage. Son regard inquiet le dévore. Je le vois enfin, comprends ce qu’elle tentait de dire, que je n’ai pas écouté. J’aperçois Samir qui la suit des yeux tandis qu’elle apporte le thé sur un plateau doré, manque de le renverser. Je regarde ma mère, et pour la première fois, je vois une étrangère.
Il est très tard lorsque nous allons nous coucher. Le silence cogne les murs du salon. Je défais le bandeau qui entoure mes cheveux, les secoue sauvagement, les brosse, les coiffe, les lisse. J’attends que Maryam entre dans la chambre mais elle tarde à venir. J’entends des sanglots étouffés, je sais que la cuisine est inondée de pleurs. Des éclats de voix me parviennent, j’entends ma mère, une phrase cinglante qui coupe l’air comme un sabre : « C’est la tradition, Maryam ! » Ma sœur gémit, on dirait un chien apeuré, un chien qu’on aurait abandonné dans les ténèbres ; il ne cesse de geindre un interminable « non », et tout d’un coup je l’entends hurler : « Je ne veux pas ! ».
La porte de la cuisine claque, celle de la chambre s’ouvre, j’accueille ma sœur dans le creux de mes bras, lui dis : « Pardonne-moi », ajoute aussi : « Je n’avais pas compris ». Elle s’effondre à demi, arrache son voile, déchire le tissu irisé, le voile violet, répète encore qu’elle ne veut pas. Il est minuit, l’heure du second repas : nous ne mangeons pas… n’avons plus faim.
Zalma-Solange Schneider
Un texte signé Solange Schneider pseudo Zalma écrivain, auteure de « Chemins étranges », « Points de fuite », et « Demain, tout ira bien ! » et « Ma vie en rouge et noir »
4 commentaires
les traditions peuvent être barbares
C’est vrai
C’est hyper poignant..
oui totalement