C’était au temps où je lisais Jorge Luis Borges. J’avais vingt ans et la tête pleine de voyages. Enfin, ceux que je me destinais à faire. Je les ferai plus tard, mais j’en rêvais alors. A cette époque, j’avais une chambre que je louais pour trois fois rien.
Tango
Pas à Buenos Aires, oh, no !
A Lyon, dans une maison dont les fenêtres ouvraient sur les quais, côté Saône… Un fleuve tranquille, à la fade couleur ocre, verte l’été, comme si le ciel eut changé sa parure. Un ciel que j’aimais bien.
De ma fenêtre de chambre, j’avais vue sur la passerelle Saint-Ignace qui enjambait le fleuve, que traversait plus d’une passante, et où soufflait un vent badin qui soulevait robes, manteaux, écharpes…et bonnets de ces dames.
Des silhouettes qui tanguaient et qui auraient pu s’envoler si je n’avais pas été là pour surveiller le vent.
Un soir, après un petit coup frappé contre ma porte, j’avais ouvert. Et m’était apparue une femme. — Je suis votre nouvelle voisine, s’était-elle présentée.
Elle avait quoi : dans les trente ans. L’âge de ces jeunes femmes qui empruntaient la passerelle et que le vent aurait très volontiers raptées. Elle venait juste d’emménager.
Très vite, nous fîmes amis-amis. J’ai dit : amis. Patricia avait quelque chose de guindé, un petit air qui vous scrutait de haut. Gentille, mais l’air hautain.
Enfin, sa bouche était hautaine.
Peut-on le dire d’une bouche ?
Je n’en sais rien.
Comble du comble, elle portait un chignon, un peu comme ces danseuses de tango que j’avais vu sur des photos. Ce qui me renvoyait à la lecture du Livre de sable et de Fictions. Jorge Luis Borges aurait sans doute compris qui était Patricia.
Moi pas.
Il lui arrivait de passer des soirées avec moi. Une nuit, ayant voulu rester dormir en tout bien, tout honneur, elle s’était endormie. J’avais bien tenté une approche.
Mais non.
Et j’ai senti qu’elle transportait une pierre tout au fond de son cœur. On aurait pu danser une valse ou un tango. Je dis ça, c’est bien sûr pour Borges. En fait, dois-je le dire ? — je ne savais même pas danser.
A vingt ans, on ne sait pas danser.
Une micro-fiction signée Yves Carchon, écrivain, auteur de
- "Riquet m'a tuer",
- "Vieux démons",
- « Le Dali noir »,
- « Le sanctuaire des destins oubliés »
Et de son dernier polar : Deborah Worse
8 commentaires
du moment que tu sais danser le slow de Bedos …..
C’est un art le slow…
proche et lointaine à la fois
Cela arrive parfois
Encore une bonne nouvelle Bernie. contente de te retrouver bonne journée
Merci
Cette distance oui peut la retrouver dans le dessin d’une bouche. Encore une superbe nouvelle, merci à Yves et à toi Bernie pour ce partage.
Avec plaisir